L'édition d'un septembre comme les autres
Un éditorial pour cette rentrée 2025.
La rentrée est un peu chaotique. L'année ne s'annonce pas beaucoup plus calme. Petite tentative, avant la reprise des revues de presse, pas tellement d'éclaircir tout ça —il va faire sombre ici aussi, ne nous mentons pas— mais de trouver les mots. Tentative entrecoupée de chants, parce que ça ouvre les barrières, et d'un haïku, parce que c'est de saison.
Œuvre au noir
1.
Quand, au marché du coin, alors que j'hésitais entre un Bleu et un Saint-Nectaire, une dame a demandé à la fromagère comment elle allait, celle-ci a répondu : "Ça va, ça va…".
Avant d'ajouter, après hésitation : "Il faut bien y faire aller".
Je ne saurais trouver un meilleur résumé de l'état d'esprit général, tel que je le perçois.
Tâchons de regarder en face, un peu, ce qui nous attend.
Certes, nous ne sommes pas les premiers humains à aborder l'automne avec, au fond du cœur, une sensation de terreur cosmique née de l'effondrement de tout ce que nous tenions pour acquis. Au-delà de notre enfance en fait, toujours un peu myope par définition, on aurait peine à nommer un mois de septembre, au fil des millénaires passés, beaucoup plus simple ou seulement prometteur
Mais tout de même. Deux pensées angoissantes, agaçantes, nous tournent autour, en permanence, usantes. Et il faut en parler.
Pas nous, pas ça.
Pas nous. Évidemment, personne n'a envie de souffrir… Mais ça n'est pas le plus obsédant. Face à la peur, par exemple de restrictions budgétaires, de l'instabilité, ou de discriminations, on peut élaborer des stratégies, imaginer des astuces. On peut espérer s'en sortir. Mais le Nous dont je veux parler pèse bien plus lourd à nos têtes. C'est le Nous qui y a cru, qui a voulu y croire. Croire au "Plus jamais ça" d'après la Seconde Guerre Mondiale. Croire que le progrès matériel engendrerait la solidarité, l'instruction, l'éthique. Croire que l'abondance d'informations aiderait à construire des États toujours plus démocratiques. Croire, voire, que nos représentants s'avéreraient, même décevants, au moins capables de faire le minimum, (pas celui qu'on attend d'un ou d'une cheffe, plutôt d'un animal à ce stade), à savoir : laisser la voiture dans laquelle on l'a fait monter à peu près en état de marche.
Cet échec (peut-être seulement provisoire, mais bien réel) est fascinant et collectif. C'est à se demander si nous, êtres humains, sommes bien faits pour le confort, en réalité. Il aura donc suffit que la génération qui a connu le fascisme s'éteigne pour que des populations entières, nombreuses et partout, se disent "Hey, intéressant…" (sans même comprendre qu'elles finiront, elles aussi, victimes de ces pulsions destructrices, qui ne peuvent d'elles-mêmes s'arrêter). Pour reprendre sans ironie l'expression de Valéry Giscard (dit d'Estaing), "ça me fait quelque chose".
Il y a un corollaire immédiat : c'est qu'il n'y a pas, et qu'il n'y aura sans doute jamais, de magie possible. De système qui fonctionne, par la grâce de ses mécanismes. D'institution assez ferme, assez juste. De devoir de mémoire assez suivi, pour qu'une société puisse, vous savez, se reposer, simplement jouir, profiter, habiter le monde et l'enchanter. Le combat, ainsi donc, n'en finit pas. Finalement nous avions tort : comme nous le répètent toutes les autres civilisations, de tous les temps, le temps n'est pas une flèche, c'est un cycle. Mince alors.
On pourrait diagnostiquer la liste des erreurs commises par les uns et les autres depuis des décennies, un jour ce sera fait, d'ailleurs, mais le fait que la même situation nous arrive partout, que partout les mêmes causes se soient produites et aient donné les mêmes effets, prouve qu'il y a quelque chose de plus profond, de plus ancré, de plus lointain, dans cette dynamique.
Ça veut dire que la solution nous échappe. Nous ne l'avons toujours pas trouvée. Il y a des idées, partout, mais elles séduisent peu (et ne résistent pas toujours à la corruption humaine, puisque des humains les incarnent). L'effort peut-être, la vigilance alors, constante ? Même ça, ça reste à voir, quand on songe que les mots, par exemple, de "fascisme", ou d'"antisémitisme", ou de "barbarie" se sont eux-même émoussés à force justement d'être dégainés —à raison, finalement— à chaque manifestation de l'esprit de soumission.
Non, nous n'avons pas la solution, parce qu'il y a quelque chose de profondément humain qui se joue ici, en ce moment, sous nos yeux. C'est notre incapacité à vivre seulement, à seulement vivre. Notre refus de comprendre que, comme l'écrivait Blaise Pascal, "tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre".
Oh, il y en a eu, des guerres, des massacres, des tortures, des crimes, des croisades, des déclins, des tyrannies et des cons. Mais qu'il y en ait encore maintenant ? Ici, en Occident où, après avoir pillé l'entièreté de la planète à moindre frais, nous avions construit un monde si confortable, si libre, si calme, si instruit ?
Oui, il y en a eu, des coupables, des mécanismes, des salauds, toute une histoire maintenant bien connue, d'ailleurs*, mais on sent bien que c'est tout le groupe, là, tout un pays, toute une humanité qui s’approche, tremblante, de là où elle ne veut pas tomber.
La question n'est même plus : comment en est-on arrivé là ? La question est : peut-il en être autrement ?
Jouerons-nous jusqu'au bout la même comédie ?
Inspirant.
Expirant.
2.
"Pas nous, pas ça" : le "ça", je n'ai guère envie de le décrire, pas plus que vous de le lire, je gage. Disons simplement l'ampleur inouïe des catastrophes qui menacent, qu'elles soient politiques ou environnementales. Jusqu'à la peur de perdre notre capacité même à saisir ce qu'est la réalité. Ouille.

C'est là, on le sait. On en parle, tout le monde en parle. Mais il y a un truc qui me chiffonne, en plus.
C'est, au-delà des pulsions destructrices ici ou là, cet appétit pour un monde sans Humanités. Au sens des "Humanités", telles qu'on les a baptisées voilà des siècles : l'enseignement de la littérature (et même des littératures), des arts, du sens moral, civique, et finalement des sciences humaines, justement. Histoire, sociologie, anthropologie et leurs compagnes… Je ne dis pas "oh là là, on ne lit plus", hein. La culture est présente, vivace, et son appétit, dès l'adolescence, toujours là. Parfois sous des formes qui commencent à m'échapper (encore heureux, à bientôt 50 ans), mais là.
En revanche, le discrédit jeté sur ces disciplines ne se limite plus aux seuls apprentis dictateurs. OK, il reste d'abord le fait des pouvoirs en place (ce qui est peut-être une preuve de l'efficience de ces disciplines pour fabriquer des esprits libres, soit dit en passant). Mais ce mépris ne vient pas que d'en haut. Majoritaire ou non (c'est difficile sinon impossible à dire), il existe, et c'est déjà trop, cet appétit d'un monde où l'on s'en passerait sans problème, de ces savoirs. Parce qu'ils font profession de l'incertitude, parce qu'ils ne font pas de promesses, et qu'on n'aime pas ça. Parce qu'au fond ils ne serviraient à rien, puisqu'on peut tout à fait vivre sans rien comprendre, ni à soi, ni aux autres, ni à rien.
L'émotion est faible quand on cesse de les financer, quand on ferme les laboratoires, les services psychiatriques, les services sociaux, le soin, quand on contraint et que l'on bride leurs experts, quand s'éteignent les maisons d'édition et les médias indépendants, du fait de choix purement politiques. Assez faible, l'émotion. Assez peu partagée, du moins. Trop peu en tout cas. Les priorités sont ailleurs.
Alors bien sûr, pour pouvoir lire et faire vœu de comprendre nos semblables, il faut d'abord manger, avoir un toit, et la santé. Ça, je ne le sais que trop. Mais ce que je ne comprends pas, c'est l'horizon. Que l'horizon de la pure technique fasse rêver beaucoup, beaucoup de monde. Un monde où la technologie prendrait en charge nos inconforts et où le divertissement nous serait servi directement en chambre, le monde d'Alexandre le Bienheureux en somme, ça irait à beaucoup, ces temps-ci. À cause, là encore, de notre fatigue existentielle ? Ça me semble la destination, l'avenir, vers lequel s'engage notre espèce. C'est bien, les ingénieurs, hein. Mais n'a-t-on vraiment besoin de rien ni personne d'autre pour construire un monde ?
Cet appétit-là m'échappe. J'y vois, disons, une naïveté un peu vaine. Pourtant, peut-être que c'est cela, qu'il nous faut ? Puisque le reste n'a pas, disons, entièrement donné satisfaction ?
Ce pourrait bien être le véritable bouleversement anthropologique qui nous attend. L'art, pas toujours libre évidemment, pas forcément encouragé pour lui-même, c'est rien de le dire, a malgré tout, longtemps, eu le respect, au moins en mots, des gouvernants. Et l'on déciderait désormais de s'en passer.
C'est une hypothèse mais on le voit bien : sans vraiment choisir, sans vraiment le vouloir, sans délibérer, ensemble, l'humanité avance, va quelque part. Elle pourrait bien aller vers ce monde sans beauté. Et si tel était son choix ? Alors, bon vent à elle.
L'art ne mourra jamais, bien sûr : il est câblé trop profondément en nous. Ce fait peut sembler une idée en l'air, si l’on ne s'y intéresse pas… mais quand on l'a regardé de près, on le sait. Toutefois, parce qu'il survivra, ça ne veut pas dire qu'on le voudra.
En finir avec la vie contemplative, par épuisement existentiel. On en est capables, hein.
Ce serait alors du gâchis car, ne nous en déplaise, une réalité, au moins, est à retenir du XXème siècle. Elle n'aurait pu être apprise autrement, surgir d'un autre temps. Elle est là, elle nous vient, avec un peu de retard, titubante, ici et maintenant :
Notre besoin de romanticiser le monde est impossible à rassasier. Donner à notre existence et à littéralement tout ce qui l'entoure une couleur romanesque et romantique nous est impératif.
Le monde qui fonctionne, la paix civile, sociale, la prospérité, les institutions qui roulent, les expos qui courent, la musique qui se réinvente, tout ça… Je l'ai connu, et c'était sympa, c'était mieux, même, mais c'était, aussi, ennuyeux, à mourir. Pas seulement parce que nous savions que ça reposait sur des mensonges, des failles, du vol, des inégalités, et que ça amènerait le futur tel qu'il est arrivé. Non : quand le monde marche, on s'y ennuie quand même, (sous nos latitudes au moins, je ne parle ici que de ce que je connais, en gros, l'Occident). On a trop besoin de lui trouver un sens, un sens au sens de "direction". Une fois au monde, on a besoin de savoir où l'on veut, l'on peut, l'on doit l'emmener, afin d'y avoir notre histoire. Nous nous racontons tous et toutes une histoire. Nous sommes toutes et tous notre propre protagoniste. Et s'il n'y a pas de pièce à jouer, pas de conflit, nous devenons fous. C'est ce qui nous est arrivé. Plutôt un récit apocalyptique que pas de récit du tout. Foutre en l'air le pays, plutôt que le figer. Ce choix, nous sommes en train de le faire, en tant que société. Il est meilleur de nous inventer nos propres mensonges, même grossiers, même au fil blanc apparent, que de laisser le temps passer, sans nous.
Malgré les apparences
Ça pourrait bien tourner bien
Pas sans efforts
Nous sommes prêts et prêtes à tout pour conserver notre histoire, pour croire à l'histoire que nous nous racontons. C'est le sens du simulacre hyper-réel (l'expression vient de Baudrillard, mais je l'ai découverte la semaine dernière, au fil d'une vidéo passionnante, How comedy was destroyed by an anti-reality doomsday cult, où le vidéaste "Elephant Graveyard" observe comment le comique Joe Rogan, devenu animateur de podcast, et du podcast le plus écouté au monde, totalement converti à la cause de Donald Trump lors de la dernière campagne, a préféré sombrer dans l'abîme épistémologique, plutôt qu'admettre la réalité, à savoir qu'il n'est qu'un clown). Entre la vie et la mort, nous ferons toujours le choix qui nous permet de conserver notre simulacre, de croire en la réalité de la pièce que nous nous jouons, parfois jusqu'à sacrifier nos vies, nos familles, nos enfants.
C'est cela, être humain.
C'est cela qui rend le présent si dur : ce brusque rappel à l'ordre que nous serons toutes et tous impitoyablement balayés par l'histoire, quelle que soit la valeur de nos simulacres, et c'est cela qui nous tend autant : l'impératif, catégorique, vital, de ne pas le voir.
Ma fin, moi, je l'ai : dans Hypérion, roman phare des années 1990, dont j'ai déjà parlé ici, qui se passe dans des milliers d'années, au moment de déclencher ou non une guerre, la Présidente Meina Gladstone s'est entourée de généraux, d'amiraux, de diplomates, d'intelligences artificielles mais, aussi, d'un poète.
Puisqu'il est insensé de peser le pour et le contre sans un regard d'artiste.
Un jour nous y parviendrons, j'ai le droit de le penser.
3.
Pouvons-nous être heureux dans le confort ? On dirait que non.
La question, je pense, ne sera plus posée avant un moment. Nous voici dans la vie sans repos.
Un dernier mot.
Le grand boulot de la civilisation, ça aura donc été de faire reculer l'Inconnu. Je veux dire : au sens individuel. Quand le monde semble tenir à peu près debout —genre le début de Mad Men— on peut se projeter. Envisager l'avenir, pour soi, ses enfants et peut-être même sa lignée.
Puis les choses se gâtent et, bientôt, l'histoire s'accélère. L'Inconnu se rapproche de nos vies, et de plus en plus vite. L'inconnu, c'était le siècle prochain. Puis les décennies à venir. Les années. L'année. Et, quand ça va vraiment mal, les mois, les jours, les heures, les minutes et, même, de seconde en seconde. C'est cet état de vie presque sauvage que l'on peut souhaiter ne pas retrouver, tout en devant conserver, quelque part dans notre tête, un peu d'assurance, un peu de préparation, un peu de force pour le moment où cela arrivera. Car c'est à jamais possible. N'est-ce-pas sur cette incertitude, finalement, qu'il aurait fallu bâtir ?
Ou qu’il le faudra ?
N.B. "La formule « L'Œuvre au noir », donnée comme titre au présent livre, désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Œuvre. On discute encore si cette expression s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s'entendait symboliquement des épreuves de l'esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour ou à la fois l'un et l'autre". (Marguerite Yourcenar, L'Œuvre au Noir).
*. Je fais ici allusion au mémorandum de Powell, dans lequel ce magistrat de la Cour Suprême a, en 1971, établi les grandes lignes, explicites, des manœuvres et combats à mener pour créer de toutes pièces un État purement conservateur aux États-Unis, parce que les sixties, et même le New Deal, ça l'avait défrisé. Un programme noir sur blanc, repris par les lobbies de droite extrême dès alors, à commencer par la Heritage Foundation, rédactrice du fameux "Projet 2025" qui sert de feuille de route à Donald Trump. Mémorandum qui inspira également, comme de juste, le délitement de la puissance étatique dès les années 1980. L'ancien ministre du Travail de Bill Clinton, Robert Reich, en parle assez bien ici).

