Chère lectrice, cher lecteur,
permettez-moi de vous souhaiter un très bon week-end en compagnie, cette semaine, d’une héroïne, de management, de petits navires, de touristes, de touaregs, de ruines romaines, de grues et d’une grande gueule, un peu trop grande.
La boulette de la semaine
Savoir quand se taire
Un tracas quotidien, quand on collabore à une dictature, c'est qu'on n'est jamais à l'abri d'un coup de froid. C'est ce qu'a appris à ses dépens le présentateur de télévision iranien Hossein Hossani.
Jusqu’à présent, Hossein faisait tout bien comme il faut. Et puis, il a voulu trop bien faire : en direct, dans une envolée lyrique destinée à réaffirmer la puissance et la détermination de ses patrons, les mollahs, il a souligné que ceux-ci pourraient fort bien annexer l'Azerbaïdjan d'un claquement de doigts, si l'envie leur en prenait. Avec des propos imagés, tenus sur la chaîne d'État Ofogh et traduits en anglais par News.az, qui diffuse également l'extrait vidéo :
"Si on ne dit pas les choses clairement, les gens s'inventent leurs propres histoires. À Bakou, un présentateur de télé a affirmé que la totalité de l'Iran leur appartenait […] ! Eh bien, qu'il sache que si l'Iran en prend la décision, nous présenterons bientôt le bulletin météo de l'Azerbaïdjan du Nord sur notre propre chaîne !".
Une menace pas très bien accueillie par l'ancienne république soviétique, indépendante depuis 1991. Et un tollé diplomatique dont les autorités iraniennes auraient préféré se passer, ayant quelques autres plats sur le feu géopolitique du moment : le poète va-t-en-guerre a immédiatement été suspendu de l'antenne.
Ce qui ne répond pas à la question “mais pourquoi l'Iran voudrait-il annexer l'Azerbaïdjan ?” Intellinews a la gentillesse de nous l'expliquer en balayant d'entrée, pour une fois, l'explication religieuse : les deux pays partagent une même foi chiite. En revanche, "il existe une tension due au fait que les Azerbaïdjanais constituent la plus grande minorité ethnique en Iran. Leur nombre est estimé entre 15 et 20 millions de personnes, ou entre 18 et 25 % du pays. Le Président actuel Masoud Pezeshkian, notamment, a des racines azéris tandis que le leader Suprême Ali Khamenei est à moitié-Azerbaïdjanais du côté de sa mère".
Mais ça n'est pas qu'une histoire de famille. Tout le problème réside dans le corridor de Zanguezour. Un sujet de tension de plus pour une région qui devrait sérieusement songer à consulter un ostéopathe. Vous n'avez jamais entendu parler du corridor de Zanguezour ? Moi non plus, jusque-là. Je vais essayer de résumer mais, je vous préviens, c'est un petit peu compliqué, pour changer.
Commençons simplement : à l'Est de l'Azerbaïdjan, il y a la mer Caspienne. Au Nord, la Géorgie. À l'Ouest, l'Arménie, puis la Turquie. Et enfin, au Sud, l'Iran. Un voisinage avec lequel, première leçon à retenir, il est imprudent de plaisanter sur la présentation des bulletins météo.
Au Moyen-Âge déjà, et quitte à effectuer un rapide raccourci historique, tout ce beau monde appréciait déjà s'affronter pour le contrôle de la région (avec une généreuse participation de la puissance mongole, jamais en retard à ce genre de fête).
Puis le temps a passé. Avec l'aide de l'impérialisme tsariste, de la Première Guerre Mondiale, de la chute de l'Empire Turc, de la création puis de l’effondrement de l'URSS, on arrive à la situation actuelle. Dans laquelle une partie de l'Azerbaïdjan, l'ancienne capitale médiévale de Nakhitchevan, se retrouve en-dehors du pays lui-même. Plus précisément au-delà de l'Arménie, coincée entre celle-ci et l'Iran.
Le corridor de Zanguezour, à l'état de projet, vise donc à relier le Nakhitchevan et l'Azerbaïdjan en traversant l'Arménie. Problème numéro un : l'Azerbaïdjan et l'Arménie sont en conflit plus ou moins larvé depuis presque toujours. Les Arméniens du Nakhitchevan ont fui en masse le territoire, face à la haine des Azéris. Leur héritage culturel (églises et monuments historiques) a même été complètement rasé. Les deux pays se sont d'ailleurs affrontés militairement, en 2020, pour le contrôle de Haut-Karrabagh. On comprend donc que les autorités arméniennes soient moyennement enthousiastes à l'idée d'instaurer un corridor géopolitique qui réunirait les deux parties de leur ennemi ancestral. Elles ont malgré tout besoin de voies de communication avec l'extérieur, naturellement (c'est un peu enclavé, l'Arménie). Et donc, sur le papier, n’ont rien contre ce fameux corridor, tant que cela n'entrave ni leur juridiction sur leur propre territoire, ni la souveraineté sur leurs frontières. Ça se comprend.
Avec un peu d'optimisme et de foi en l'humanité, ce dilemme pourrait être résolu diplomatiquement… Mais la maxime de Luc Plamondon selon laquelle "au bout du compte, on se rend compte qu'on est toujours tout seul au monde" perd de sa force quand on discute de relations internationales dans le sud Caucase. Ainsi, l'Arménie (et l'Azerbaïdjan) doit jongler avec les Turcs, les Iraniens, les Russes, les Chinois et les États-Uniens.
Les Turcs, pour leur part, adorent l'idée. L'Empire Ottoman ne s'est pas effondré il y a si longtemps, et l'on trouve encore des turcophones dans toute la zone. Pour citer le ministre des Transports et des Infrastructures, Zanguezour "sera une étape importante, car ce couloir reliera l’ensemble du monde turc". Le corridor servirait donc bien l'idéologie pan-turque chère au cœur d'Erdogan —sans parler des débouchés économiques.
Mais tout ce qui renforce la Turquie déplaît fortement à son seul réel rival dans la zone, l'Iran, par conséquent vent debout contre le corridor. Hors de question de servir la soupe à Erdogan. Son Conseil Stratégique en Affaires Étrangères y voit même une possible conspiration de l'OTAN, dont la Turquie est membre.
Le pouvoir russe de son côté, pourtant allié de l'Iran dans sa contestation du leadership américain, est lui plutôt partant pour le corridor. Il ne s'en cache d'ailleurs pas, sans trop se soucier des susceptibilités de Téhéran. Après tout, il est aussi bien copain avec la Turquie et… il n'y pas si longtemps, toutes ces républiques autonomes étaient bien réunies par des voies de chemin de fer sous le parapluie soviétique et, tout de même, c'était le bon temps, n'est-ce-pas ?
Jusqu'ici, on le voit, ça reste gérable. Mais quand on parle de chemin de fer dans le Caucase du Sud, et d'une voie rapide qui pourrait traverser quatre ou cinq pays d'un coup, la Chine lève immédiatement un sourcil intéressé : sa grande passion demeure son projet des "nouvelles routes de la soie", qui ont vocation à relier l'ensemble du continent eurasiatique autour des routes commerciales qui iraient, en gros, des zones industrielles du pays jusqu'aux foyers européens, en desservant tout le reste sur le chemin. Pékin voit donc elle aussi le projet d'un bon œil, mais le respect de la souveraineté de l'Arménie (3 millions d'habitants) n'est pas exactement sa priorité.
Bien entendu, qui dit "Chine"… dit "États-Unis". Depuis peu, Washington a admis se sentir aussi concernée par le sujet. Les Américains aussi aiment bien commercer avec le reste du monde. Le corridor leur irait donc bien s'il était, par exemple, contrôlé par une société privée américaine. Mais Washington envisage volontiers d'autres itinéraires. Beaucoup de choses leur iraient, en fait, tant que ça pourrait contenir l'influence sino-russe par là-bas, ce qui n'est pas trop du goût de ces derniers.
Dernière précision pour aider à mesurer le poids du panier de crabes : il y a aussi plein de gaz et de pétrole, en Azerbaïdjan.
Au milieu de tout ça, on comprend que les Arméniens marchent sur des œufs. Ils redoutent surtout que le corridor serve de prétexte à une présence militaire étrangère sur le territoire, voire s'avère le prélude d'une future annexion —qu'elle soit azerbaïdjanaise ou russe ne change pas grand chose, les deux anciens empires leur ayant laissé plus que des mauvais souvenirs par le passé.
Ce qui donne, dans la bouche du Premier Ministre arménien Nikol Pachinian :
“Nous sommes favorables à la communication entre l’Azerbaïdjan et la Turquie, tout comme entre le Nakhitchevan et les régions occidentales de l’Azerbaïdjan, à travers le territoire de l’Arménie. Sommes-nous contre les chemins de fer régionaux, les oléoducs et les lignes à haute tension électrique qui traversent le territoire arménien ? Non, nous ne sommes pas contre, au contraire, nous sommes intéressés par ces projets. Mais tout cela doit se dérouler dans le cadre de la souveraineté et de la juridiction de l’Arménie, ainsi que dans le cadre de la souveraineté et de la juridiction des autres pays. En d’autres termes, nous sommes non seulement favorables à tous ces projets, mais nous sommes nous-mêmes intéressés par leur mise en œuvre. Toute déclaration remettant en question la souveraineté ou l’autorité de la République d’Arménie de quelque manière que ce soit est inacceptable pour nous. Pour nous, c’est non seulement inacceptable, mais c’est aussi une ligne rouge”.
En résumé, une situation géopolitique extrêmement sensible et minée qui ne convient manifestement pas à la subtilité intellectuelle de Hossein Hossani, le présentateur de télé iranien qui, dans son placard tout neuf au bout du couloir de la chaîne de télé publique, nous rappelle qu'il y a des jours où il faut savoir fermer sa gueule. Même quand on l'a mise au service de son tyran.
Votre horoscope tribal
Le signe de la semaine : Héroïne (Ascendant : ado)
La fable de la semaine nous vient des Balkans. Elle nous est d'ailleurs contée, ça tombe bien, par le Balkan Insight, toujours impeccable et toujours concerné de près par les conflits ethniques latents qui caractérisent encore cette partie du globe. Le magazine basé à Belgrade (et aux antennes réparties dans toute la région) a choisi de colorer sa rentrée aux diverses nuances de l'héroïsme, grâce à sa série d'articles annuelle People Picturing War. On y découvre cette année 4 portraits de civils. Leur point commun est de s'être trouvés, du fait d'un mélange particulier de hasard et d'audace, en capacité de documenter les guerres consécutives à la dislocation de la Yougoslavie.
Le dernier épisode nous invite à faire la connaissance de Jehona Lushaku. Désormais directrice de l'Éducation à la municipalité de Pristina, Jehona avait 19 ans à l'époque de la guerre du Kosovo, en 1999. Un conflit aux crimes de guerre innombrables qui opposa les indépendantistes kosovars au gouvernement serbe de Slobodan Milosevic. Il se conclut par une campagne de bombardements de l'OTAN baptisée Force Alliée qui dura près de 80 jours, au bout desquels les Serbes se retirèrent du Kosovo —et l'armée de Libération du Kosovo fut dissoute.
C'est cette période sur laquelle s'attarde cette semaine le Balkan Insight, par les yeux de Jehona qui, avec sa famille, s'avéra le témoin imprévu d'une péripétie historique méconnue… Et annonciatrice de bouleversements plus contemporains.
Lorsque commence la campagne de bombardements le 24 mars 1999, les Lushaku fuient dans les montagnes environnantes. Après des jours d'errance, ils constatent rapidement qu'ils n'y sont guère en sécurité puisque les forces armées visées par l'OTAN se sont elles aussi déployées dans les collines et les villages désertés. Décision est prise de retourner en ville, avec un objectif en tête : l'appartement de l'oncle de Jehona, au centre de la capitale Pristina, en face du Grand Hôtel qui sert de Q.G. à l’armée yougoslave.
"La raison qui nous a fait choisir l'appartement de mon oncle", se souvient Jehona, "c'est qu'il avait constitué des réserves de nourriture. Nous savions que nous y trouverions des pâtes et de la farine, qui pourraient nous aider à survivre quelques semaines. […] On est entré par effraction, parce qu'on n'avait pas la clé, et on est resté là un mois et demi. Personne ne savait qu'on était à l'intérieur"".
Les réserves de nourriture sont au rendez-vous. Mais pas seulement : le tonton a aussi abandonné dans son foyer son caméscope, avec lequel il avait des années durant filmé anniversaires et réunions de famille.
Jehona s'en empare et, consciente de vivre un moment historique, décide qu'elle enregistrera, sur les trois cassettes disponibles et quitte à effacer à jamais ces heureux souvenirs, non pas son quotidien mais celui de la rue en face. Elle perce un trou dans les rideaux du logement, tirés en permanence. Au début, rien d'autre n'imprime la pellicule que des patrouilles militaires. Mais le 11 juin, coup de théâtre. Alors que les Serbes viennent d’accepter de quitter leurs positions pour céder la place aux occidentaux… Ce sont les Russes qui débarquent.
Il s’agit en réalité du premier des coups de poker du Kremlin nouvelle génération. Une manœuvre qui va l’encourager ultérieurement à envahir la Géorgie… et jusqu’à l’Ukraine. C’est ainsi que le comprend, du moins, la revue de géopolitique et d'histoire Engelsberg Ideas dans un article au titre éloquent ("Ce que Poutine a retenu de l'intervention de l'OTAN en 1999 au Kosovo").
À l’époque, le futur Président de la Fédération de Russie est à la tête du Conseil de Sécurité de Boris Eltsine. Et l’un comme l’autre supportent déjà mal de voir l’OTAN débarquer dans une ancienne province de l’URSS. En faisant avancer quelques centaines de soldats droit dans Pristina, Moscou s’assure ainsi à peu de frais de conserver un contrôle dans la région. De fait, la Russie est finalement intégrée à la mission de maintien de la paix au Kosovo, qu’elle ne quittera qu’en 2003. Ce 11 juin 1999, comme l’écrit Engelsberg Ideas, “la marée russe, qui s'était retirée depuis la chute de l'URSS, a commencé à remonter”.
Jehona est alors en première ligne de ce présent incertain, autant que de ce futur chaotique. Dans ses mots d'aujourd'hui, cela donne :
"On avait peur parce qu'on ne savait pas ce qui se passait. À peine plus tôt, on avait compris qu'on vivait un tournant, avec la signature de l'accord [selon lequel les forces serbes cédaient leur place à l'OTAN]. On se disait : "Le Kosovo est maintenant libre. L'OTAN va venir maintenir la paix. Et soudain, on voit arriver un convoi russe en plein centre, et les Serbes qui tirent en l'air pour le fêter. C'était une situation complètement paradoxale. Cette nuit-là, on l'a passée dans le couloir. Il n'avait pas de fenêtres, et on entendait des détonations partout autour. C'était impossible de dormir dans la chambre."
Tout cela, Jehona l’a filmé jour après jour avec obsession. Parce que “Les faits, c'est toujours important. Un récit, c'est un point de vue. Les faits, c'est autre chose”. Et surtout parce que “l'histoire vient avant la peur.”
Manager
Un peu de publicité gratuite n'interdit pas la solidarité. Tel est visiblement le mantra de Tarun Galagali et Amy Cirbus. Tous deux dirigent Mandala for Us, Inc., une entreprise américaine de formation au management. Les voici donc à la rescousse des petits et grands patrons pour les aider à passer le cap de la rentrée, et d'un petit événement qui, selon leurs propres chiffres, génère de l'anxiété chez 73 % des électeurs et électrices des États-Unis.
Cet événement, vous l'avez bien compris, c'est la présidentielle US. Trump ou Kamala ? L'avenir du monde et de la démocratie nord-américaine en dépend. Mais il y a plus grave : le suspens chaque jour plus intolérable nuit au bien-être des salariés dans tout le pays… Et menace donc vos résultats trimestriels. Heureusement, les deux têtes pensantes de Mandala for Us ont décidé de prodiguer leurs bons conseils aux manageuses et managers dépassés par les événements, tout en faisant leur propre promo via une tribune parue dans Fast Company.
Si vous dirigez une boîte, voici donc quelques conseils pour traverser les rapides électoraux (gardez-les sous le coude, si vous voulez mon avis).
Conseil numéro 1 : "Acceptez que ça va être chaotique, pour une bonne raison". Eh oui… "nous sommes dans une période intense de tumulte et de division. Plutôt qu'en nier l'importance, il est important de reconnaître qu'il nous faut naviguer dans une époque véritablement complexe et troublée."
Certes, mais concrètement ? Comment appliquer ce sage conseil quand on est manager ? "Voilà comment ça peut sonner : "Alors que nous entrons dans le vif de la période électorale, je mesure qu'il s'agit d'un moment particulièrement chaotique. Alors, si vous sentez cette tension et ce malaise, sachez que vous n'êtes pas seul. Si je peux faire quoi que ce soit pour aider, apporter quelque soutien, même si ça signifie écouter ce que vous êtes en train de vivre, dites-le moi".
Vous voyez, ce n'est pas bien difficile. J'ajouterais que vous pouvez également ouvrir votre dictionnaire au mot "hypocrisie" et en appliquer la définition, ça marche aussi.
Mais ça ne s'arrête pas là :
"L'élection vous inspire peut-être des sentiments puissants et vous pouvez avoir du mal à comprendre le point de vue de 50 % du pays. Rappelez-vous seulement que, qu'ils le disent ou pas, les membres de votre équipe attendent de vous que vous soyez une voix de calme dans le chaos".
Cela dit sans vous mettre la pression, hein.
Heureusement, là aussi, le précepte est accompagné de conseils pratiques, "que l'on a utilisé avec des leaders de Google et Microsoft, et que vous pouvez pratiquer à votre bureau". À savoir la pratique du BEAM (mot qui signifie "Rayonner", et qui sert ici de moyen mnémotechnique à "Breathe, Emotion, Affirm, Mindfulness").
Certes, un acronyme qui mélange sans pitié verbes et substantifs, ça peut énerver. Mais calmez-vous. Pratiquez le BEAM. C'est-à-dire : respirez par le ventre, écrivez quelques mots pour résumer vos émotions sur un bout de papier, "affirmez à vous même comment vous étiez la veille" [sic] et, bien entendu, "envoyez deux notes de gratitude à des personnes qui comptent dans votre vie, que ce soit silencieusement, les yeux fermés, ou plus littéralement par le biais d'un mot, d'un texto ou d'un appel". Essayez aussi, si vous voulez mon avis, de ne pas penser au fait que si vous appelez un proche depuis le bureau les yeux humides en le remerciant d'avoir toujours été là pour vous, il va sûrement penser que vous vous apprêtez à vous suicider, ça vous rendrait morose.
Le reste est à l'avenant. S'il y a un psychologue au bureau, c'est le moment de rappeler à vos subalternes qu'il ou elle est disponible et, dans le cas contraire, organisez des activités qui aident à se recentrer, voire —mais oui !— accordez un jour ou deux de repos. Et ainsi de suite : essayez de faire la part des choses, de contrôler par exemple le temps d'attention que vous accordez aux médias, avant de replonger la tête dans le sol. Enfin, pratiquez l'empathie envers celles et ceux qui votent pour le candidat opposé à vos idées, "à la manière du coach dans la série Ted Lasso".
Rien de bien difficile, comme vous le voyez. Essayez juste, en sus, de ne pas trop songer à la vacuité de l'existence, au sens de la vie, à notre planète en dérive dans le cosmos depuis 4,5 milliards d'années ou à l'impératif absurde d'une croissance infinie qui pèse sur vos épaules. Ainsi les chiffres d’affaire seront bien gardés.
Touriste
Si ce n'est pas trop demander, Phuket aimerait bien avoir un avenir. Cette province du sud de la Thaïlande constituée d'une grosse trentaine d'îles est un authentique paradis. Certes, l'humour du moment (et les carnets de voyage de Michel Houellebecq) l'associent principalement au tourisme sexuel, voire pédocriminel. Mais Dieu merci, ce n'est pas la seule raison pour laquelle on s'y rend. Espérons-le du moins : avec 11,3 millions de visiteurs en 2023 (le double de l'année précédente), on peut supposer que l'on y trouve aussi de simples amateurs et amatrices de soleil, de sable fin et de culture locale.
Ces chiffres vertigineux mettent pourtant, à leur manière, la province en péril. Car elle en étouffe. C'est du moins l'avis du gouvernement thaïlandais, qui organisait là-bas, ce 15 septembre un séminaire au nom éloquent : Transformer le futur du Phuket. Réunissant "des représentants du gouvernement, du secteur privé et de la société civile", nous dit le journal local Thaiger, il a exploré comment rendre cette industrie soutenable, tout en diversifiant les revenus économiques de la zone. Parce que pour l'instant, Phuket n'est guère plus qu'une méga résidence vacancière à ciel ouvert, à en croire les données livrées en ouverture du séminaire par un vice gouverneur visiblement inquiet.
Songez donc : on trouve à Phuket 1,2 millions d'habitants… dont seulement 417 891 sont recensés, le reste étant constitué d'étrangers en balade et de saisonniers. "L'économie de Phuket dépend du tourisme d'une manière écrasante", résume Thaiger. "Le secteur génère 92,9 % de ses revenus […] Son aéroport international gère des vols directs de 18 pays, réunissant 65 villes, en plus des trajets nationaux. En moyenne, on compte 1 900 vols par semaine, ou 270 par jour". Rien qu'à écrire cette phrase, je tousse.
Le projet consiste à engager dans la région un plan de développement sur 20 ans qui permette de préserver l'environnement, tout en assurant le développement économique et en luttant contre les inégalités sociales. Cette nouvelle politique de développement pour Phuket, "plus équilibrée et résiliente" selon les mots du vice-gouverneur Norasak Suksomboon, trotte depuis quelques temps dans la tête du gouvernement thaïlandais. Ainsi, l'an dernier, The Nation évoquait déjà un plan sur 5 ans listant "7 objectifs clés". À savoir : "devenir une capitale gastronomique, devenir une capitale de la santé et du tourisme médical, développer le tourisme sportif, devenir un centre éducatif international, créer de la valeur grâce aux technologies numériques et aux villes intelligentes, devenir un centre du tourisme maritime, s'imposer comme marché majeur de la pêche dans la région, mais aussi comme un leader des activités liées aux événements, aux conférences, aux rencontres professionnelles".
Une stratégie aussi connue sous le nom de "on met un peu tout", qui pourrait bien fonctionner. Ou pas du tout. A minima, ça pourrait servir, je pense, de feuille de route un peu consensuelle pour Michel Barnier, qui a je crois besoin d'un petit coup de main programmatique en ce moment. Je l'ai envoyée à l'Élysée pour information. Je vous tiens au courant.
Caillou
"La preuve que nous ne sommes pas partis, c'est qu'on reviendra". La phrase sera peut-être un jour faite devise des garde-côtes philippins. Certes, j'avoue que je l'ai inventée de toutes pièces, mais elle me paraît bien résumer l'équation impossible dans laquelle se retrouvent les responsables de la marine locale (et je leur en cède bien volontiers les droits, pour ne pas rajouter à leurs difficultés).
La scène se passe sur l'atoll de Sabina, un ensemble de récifs plus ou moins immergés en mer de Chine méridionale. Un endroit sans valeur, si ce n'est d'assurer le contrôle des eaux environnantes en vertu des lois internationales. Il est contrôlé par les Philippines mais, comme l'ensemble de la zone, il est revendiqué par la Chine (même si Taïwan et le Vietnam ne refuseraient pas non plus d’en croquer un bout).
Mais peut-être faut-il parler au passé : dimanche dernier, le dernier navire philippin a quitté son poste, littéralement poussé dehors par la puissance communiste, au terme de presque six mois d'un face-à-face tendu.
Vous avez peut-être haussé les sourcils en lisant "littéralement poussé dehors", redoutant un usage par trop libéral du terme "littéralement". Mais non. L'adverbe avait ici toute sa place, comme le raconte le Japan Times : "La garde côtière chinoise et ses vaisseaux de la marine militaire ont cherché à plusieurs reprises à bloquer, éperonner et agresser à l'aide de canons à eaux les navires philippins". Le mois dernier, le dernier bateau sur place, le Teresa Magbanua, a même été endommagé lors d'une collision.
C'est d'ailleurs ce qui permet au Commodore Jay Tarriela, porte-parole des garde-côtes Philippins, de sauver la face en expliquant dans une conférence de presse que la fuite de son bâtiment n'était pas liée aux demandes répétées faites à Manille par Pékin, citant, plutôt, pêle-mêle, une météo peu clémente, l'effondrement de ses stocks de fournitures quotidiennes et la nécessité d'évacuer du personnel en besoin de soins médicaux. Il faut dire que Pékin a témoigné d'une détermination farouche à empêcher tout ravitaillement du Teresa Magbuna, en regroupant pas moins de 40 navires dans la zone pour établir un véritable blocus.
Le repli de la République asiatique est de mauvais augure pour sa souveraineté. En 2012 déjà, elle avait cédé le contrôle des hauts-fonds de Scarborough, rappelle le quotidien japonais. Mais le commodore Tarriela rejette la comparaison. L'atoll de Sabina représente une zone bien plus grande et offre de nombreux points d'accès à ses équipes. Pour lui, la défaite n'est que provisoire. Quitte à insister un peu : "avec les forces armées", a-t-il martelé, "nous n'abandonnerons jamais notre souveraineté sur ces eaux. Nous allons y maintenir notre présence […] Des plans de déploiement sont déjà en place […] Nous n'avons rien perdu. Nous n'avons rien abandonné. L'atoll est toujours du ressort de notre zone économique. Nous pouvons y déployer des vaisseaux quand nous le voulons. Nous pouvons y aller quand nous le voulons".
Entre nous j'en doute un peu, mais l'avenir le dira. Quoi qu'il en soit, l'équipage du Teresa Magbuna pourrait être décoré dans quelques jours pour avoir tenu si longtemps sans ravitaillement, nous apprend le Manilla Standard. C'est en tout cas le souhait du sénateur Robinhood Padilla (un nom qui signifie littéralement Robindesbois Padilla, mais s'explique par son ancienne carrière d'acteur, principalement dans des films de gangsters). Dans une résolution soumise au Sénat, il écrit ainsi : "La contribution cruciale, et incommensurable, des officiers et des membres d'équipage du BRP Teresa Magbuna doit être reconnue et honorée".
On a parfois trop d’atolls, mais jamais assez de médailles.
Mode
Au son des Touaregs
Le magazine musical américain Spin a un coup de cœur pour le groupe Etran de l'Aïr, et c'est bien compréhensible. Parce que ça balance. Mais aussi parce que le parcours de la formation a une petite touche d'inédit qui fait autant de bien aux oreilles qu'à la tête.
Le titre de leur nouvel album, leur premier enregistré en studio après deux auto-productions, donne assez justement le La : 100 % Sahara Guitar. Ce n'est ni du mensonge, ni de l'affichage : le quatuor à la formation parfaitement classique (comprendre par là deux guitares, une basse et une batterie) réunit trois frères et un ami de la famille qui ont pour point commun d'avoir grandi dans une tribu touareg nomade. Et d'avoir animé les mariages de la région depuis les années 1990 : les bougres n'ont pas seulement du son, mais aussi de l'expérience.
Bien qu'enregistré aux États-Unis, 100 % Sahara Guitar ne change rien à la formule qui a fait le succès du groupe, se réjouit Spin. "ils sont après tout arrivés jusque là en donnant aux gens ce qu'ils veulent".
Une formule assez bien décrite par le journaliste Reed Jackson : "Ils construisent une musique énergique, physiquement intense, qui s'échappe de leurs lignes de guitare aiguës, part en spirale, rebondit, s'entremêle et tisse un motif complexe, avant de se briser."
Après, il y a un cliché. Je vous le mets quand même ? Allez : "Comme le vent du désert, qui sur le sable va dessiner de nouvelles formes, étourdissantes, avant de repartir ailleurs."
C'est pas très subtil… Mais le pire c'est que c'est vrai, comme on peut le découvrir grâce à leurs clips généreusement présentés sur YouTube.
Beauté
Ruines de nuit
Chaque jour, le réchauffement climatique fait changer le monde. Par les perturbations qu'il provoque bien sûr, par les adaptations que l'on invente aussi. Le radis chinois s'impose ainsi en ingrédient du rosé de Provence, des scientifiques établissent une carte de la végétation de l'Antarctique et, en Turquie, le gouvernement invente une nouvelle expérience esthétique : la visite nocturne de ruines romaines. L'expérience a été tentée pour la première fois cette année à Éphèse, ainsi que dans "sept cités classiques, un château médiéval et un musée archéologique", nous apprend The Art Newspaper. Le journal culturel voit là "une nouvelle perspective sur les trésors historiques du pays, et d'un répit aux récentes températures extrêmes". Celles-ci ont régulièrement dépassé les 40° Celsius cet été, ce qui rendait les parcours "exténuants, voire dangereux".
Il y a derrière cette décision poétique un calcul économique assez simple. Selon le ministère de la Culture et du Tourisme, 1,4 millions de personnes se sont rendues à Éphèse depuis le début de l'année. 157 000 d'entre elles ont, en juillet, découvert de nuit la cité qui accueillit, il y a bien longtemps, le Temple d'Artémis, l'une des 7 merveilles du monde. Une activité permise grâce entre autres à l'embauche de vigiles afin d'assurer la sécurité des touristes, mais aussi à l'emploi de lampes à LED conçues pour ne pas trop agresser des vestiges vieux de presque 3 000 ans.
Il s'agirait pour l'instant d'un projet pilote ayant vocation à s'étendre et qui aurait le mérite, comme s'en est félicité le ministre dans une interview télévisée, de faire découvrir aux touristes autre chose que "les piscines des hôtels tout compris". Mais aussi de pérenniser les économies locales largement dépendantes des devises étrangères. En répartissant mieux les allées et venues au fil des jours comme des nuits, la décision pourrait aussi contribuer à soulager ces témoignages historiques de la dégradation due à la pression humaine, espèrent en outre les archéologues locaux.
La Turquie ne peut pas tellement se permettre de perdre ses joyaux historiques, si nombreux que leur importance pour le pays donne le tournis. "Béni par des milliers de kilomètres de côtes et de sites archéologiques remontant jusqu'à 10 millénaires", rappelle The Art Newspaper, "le secteur du tourisme est une clé de voûte de l'économie du pays […], contribuant directement ou indirectement à 10 % du PNB et à environ deux millions d'emplois. Le ministre Mehmet Nuri Ersoy a affirmé que le pays espérait cette année un total de 60 millions de visiteurs étrangers, pour battre le record de 56,7 millions établi l'année dernière."
À Éphèse, la bibliothèque de Celsus (Photo) s'impose comme l'une des visions les plus fascinantes. Cette authentique bibliothèque publique remonte au deuxième siècle de notre Ère. Les érudits d'antan y étaient accueillis par 4 statues encastrées dans sa façade de 16 mètres de haut incroyablement préservée. Des inscriptions sur leur socle permettent de les identifier sans risque d'erreur : ces sculptures sont nommées Sagesse, Science, Raison et Vertu.
Quatre amies depuis longtemps perdues de vue mais que, contrairement à votre ancien délégué de classe, vous ne risquez guère de retrouver sur Facebook.
Bizarre
Pose ta grue
"Chaque année, la grue demoiselle quitte son habitat indien du Rajasthan, ou des zones côtières du Sindh, pour migrer en Sibérie et dans les Républiques d'Asie Centrale, via Zhob, Dera, Bannu, et les districts [pakistanais] du Sud Waziristan et de Kruam. Elle se déplace en volée pouvant aller jusqu'à 400 individus, à une altitude comprise entre 5 et 8 kilomètres", nous raconte The Dawn.
Et parfois, elles n'ont pas de pot et tombent sur Said Rehman. Chasseur de son état, il est originaire de la ville de Bannu, 50 000 habitants (j'aurais préféré vous donner son âge ou son groupe de musique préféré, mais c'est la seule information dont on dispose à son sujet). Hélas pour lui (mais heureusement pour les grues), il s'est fait pincer cette semaine par la Sub-Division de Protection de la vie sauvage (SDWO dans le patois local, c'est-à-dire l'anglais) lors d'un contrôle routier, alors qu'il essayait de transporter en contrebande 78 grues demoiselles en parfaite santé à bord de son pick-up. Ce plan audacieux devait lui permettre non pas de peupler son jardin —comme je l'aurais fait pour ma part, si j'avais eu un jardin (et un pick-up)— mais bien de s'enrichir à peu de frais : chaque année, le trafic d'espèces sauvages, végétales comme animales, génère au niveau mondial un chiffre d'affaires de plusieurs milliards de dollars.
La région du sud-Waziristan s'avère un sanctuaire légalement reconnu pour ces animaux migrateurs. Les 78 grues demoiselles pourront donc bientôt retrouver les joies de la vie sauvage et célébrer leur sauvetage in extremis en poussant plein de petits cris (la grue, m'apprend Wikipedia, craque, glapit et trompette ce qui, à la réflexion, n'en fait pas l'animal idéal pour égayer le jardin… ni d'ailleurs à transporter en contrebande).
Mais aussi, mais encore
En bref : les news auxquelles vous avez échappé
Pendant ce temps-là, ici, ailleurs et à côté…
Avec un peu d'entraînement, on peut tout à fait dresser les rats géants de Gambie à détecter, parmi d'autres bagages, les animaux sauvages victimes du trafic international (The New Scientist) —Le Premier Ministre néo-zélandais Christopher Luxon confirme que, malgré ses engagements, la criminalité n'a cessé d'augmenter à Auckland depuis qu'il a pris le pouvoir en novembre 2023 (Stuff) — "Dépassons les préjugés !" : l'Observatoire des inégalités ouvre les inscriptions à la 12° édition de son concours annuel de création graphique pour les 11-25 ans (Observatoire des inégalités) — Les Grands Maîtres Sénégalais de Karaté adressent une lettre ouverte au Président de la République Bassirou Diomaye Faye pour dénoncer abus de pouvoir et corruption au sein de leur Fédération (PressAfrik) — La police indienne procède à l'arrestation "préventive" de 100 employés et syndicalistes de Samsung, en grève pour demander de meilleurs salaires, avant leur manifestation qui était prévue lundi dernier (The Korea Herald) — 1 milliard d'euros par an : c'est le montant que la Grèce a décidé d'investir pour contrer son spectaculaire déclin démographique, qualifié de "bombe à retardement" par le Premier Ministre Kyriakos Mitsotakis (Fortune) — L'un des principaux opposants à Narendra Modi, Arvind Kejriwal, démissionne de son poste de Président de la Région de Delhi , inculpé de trafic d'influence et de corruption lors de l'attribution de licences de vente d'alcool (The Dawn) — 1 300 cyclistes ont participé au tour de Tohoku 2024, un parcours amateur en trois courses de 65, 100 et 180 kilomètres créé en 2013 pour contribuer à la reconstruction de la ville d'Ishinomaki, dévastée par un tsunami meurtrier en 2011 (The Japan Times) — Les équipes de l'accélérateur de particules de Brookhaven dans l'État de New York créent, en reproduisant les conditions de l'univers primordial, de l'antihyperhydrogène-4, le plus lourd noyau d'antimatière jamais observé. Constituée d'un antiproton, de deux antineutrons et d'un hypéron, la particule confirme les modèles mathématiques de la création de l'univers, mais échoue encore à expliquer pourquoi c'est la matière telle que nous la connaissons, et non l'antimatière, qui a fini par constituer l'essence du monde… même si l'on peut parfois en douter (Géo).
Prochain jour en plus : samedi 28 septembre.
Gardons les pieds sur Terre pendant que ça tourne !
Un grand merci à Marjorie Risacher pour sa relecture attentive, et ses coquillicides impitoyables.
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Quelle joie de vous retrouver et de nous donner Un Jour en Plus ! Amitiés Christophe de Station Simone