Chère abonnée, cher abonné,
il y a quelques temps, je suis tombée sur ce texte. Il est paru fin mars sur Substack.
Il m'a beaucoup touchée et j'ai immédiatement songé à le traduire pour le publier dans son intégralité. Avant de le faire, je me suis (comme souvent) donné le temps d'y réfléchir. De le relire, d'y revenir. C'est la première fois que j'allais faire quelque chose comme ça, était-ce une bonne idée ?
S'il est là aujourd'hui, c'est donc qu'il m'a paru à propos. Oh, disons-le tout net : je ne suis pas nécessairement d'accord avec tout ce qui y est dit. J'ai aussi du mal avec son côté très "partisan" —l'autrice, Kate Wagner, fait souvent référence à "la Gauche" et à "la Droite". J'évite en général de relayer cette guerre de camps. Non pas que je la trouve caduque, ces termes me paraissent toujours utiles à la compréhension du monde, mais tout est déjà tellement partisan partout que j'essaie ici de cultiver une forme où l'on peut, un peu, y échapper.
D'ailleurs, ce texte nous vient des États-Unis et certaines références peuvent manquer de clarté à qui ne suivrait pas de près la politique de ce pays. Mais j'ai préféré conserver l'entièreté de l'article. Ces passages n'empêchent pas la compréhension, je crois, et permettent de conserver au propos toute sa franchise.
Comme l'indiquent rapidement le sous-titre et le préambule, il s'agit d'un texte qui prône un rapport assez radical au smartphone, écrit par une personne en convalescence, après une commotion cérébrale. Redisons ici que je n'en partage pas forcément tous les attendus. Mais il me semble devoir être lu parce que… eh bien, je trouve qu'il fait du bien, tout simplement. Il permet, dans son unique perspective, de mieux saisir notre rapport aux réseaux sociaux, leurs évolutions ces dernières années, quand bien même nous en ferions —ou croirions en faire— un meilleur usage que l'autrice. Il permet de mettre des mots sur certaines des sensations les plus déplaisantes qu'apportent de trop longues heures de scrolling… Il suggère des notions qui aident à retrouver un peu de prise sur le cours du temps, quand celui-ci, parfois, semble tant vouloir nous emporter.
Bref, il est temps pour moi de laisser la parole à Kate Wagner et à cet Éternel Présent dont elle a fait le titre de son texte. J'espère qu'il vous plaira autant qu'à moi, et vous fera du bien, également. Que vous serez au moins sensible à la franchise avec laquelle peut s'exprimer une personne, certes pas en danger vital, mais au point le plus bas de sa vie, comme elle l'écrit elle-même.… au moment précis où elle tape du talon pour remonter à la surface, là-haut, à l'air libre.
Ce texte a été publié dans l'infolettre Substack The Late Review, tenue par Kate Wagner, le 25 mars 2025. On peut le trouver dans son format original (et s'y abonner) ici.
Sauf mention contraire (indiquée "NdT"), toutes les notes, comme les illustrations et les légendes, sont de l'autrice.
NB : J'ai bien entendu contacté Kate Wagner, et l'ai relancée, par différents moyens, afin de lui demander l'autorisation de relayer ici sa parole. Sans réponse ni objection de sa part, je crois pouvoir prendre la liberté de la diffuser, compte tenu de son propos. Il va de soi que la traduction que j'en propose lui appartient, comme tous les droits originaux de cet article, que je retirerai de ce site sur simple demande de sa part.
Le présent éternel
Ou : nous devons détruire nos téléphones
par Kate Wagner, le 20 mars 2025
Cet essai prend place dans une série pensée pour me remettre à l'écriture, après ma blessure au crâne. Dites-moi comment je m'en sors, je vous prie !
L'autre jour, comme la plupart des jours depuis que je me suis cogné la tête, j'ai eu une attaque de panique. Ça a été vraiment terrible. Je me suis assise à la table de la cuisine, tremblante, reniflante. De l'autre côté de la pièce, mon mari essayait de me faire délaisser la rhétorique dangereuse que j'adoptais, à savoir répéter en boucle que ce monde n'a aucun avenir pour moi. Ou pour nous. Mon époux est le plus courageux de nous deux, le combattant, l'organisateur. Alors, en voyant sa tête, son air sombre et effrayé, j'ai tout à coup dû accepter non seulement mes émotions, mais aussi la teneur funeste de ce que j'étais en train de lui dire. De lui dire à lui, un autre être humain, mon compagnon de lutte.
Prendre conscience de cela m'a amenée à prendre conscience de bien d'autres choses relatives à "la situation politique" et à "mon désespoir"… mais m’a aussi poussée à comprendre comment je m'y étais prise pour me rendre moi-même si épouvantablement triste. Une tristesse qui était presque intégralement le fruit de la technologie. Comme je suis certaine que beaucoup se sentent ainsi, luttent de la même façon, j'ai décidé de coucher mes observations par écrit, dans l'espoir qu'elles s'avéreront utiles ou fertiles à d'autres.
La première remarque, que je me répétais pour me calmer, semblait évidente : que je le veuille ou non, il y aura un avenir. Celui-ci s'avère également, c'est bien dommage, inconnaissable, suspendu qu'il est à cet inconfortable point de pivot que l'on appelle le présent. Les lois de la physique et la marche de l'histoire rendent cela inévitable. Le temps passera. Nous devrons continuer à vivre dans un temps qui passe. La seconde prise de conscience —corollaire et tout aussi évidente— était que la fin, la vraie fin, n'est pas encore arrivée. Mais alors qu'est-ce qui me pousse à croire le contraire ? Les nouvelles sont, évidemment, mauvaises. Mais peuvent-elles, à elles seules, provoquer une angoisse à ce point atroce ? Un petit scrolling m'a immédiatement apporté la réponse. Il n'y a pas que les nouvelles. Il y a le pur et intolérable nihilisme qu'embrassent tant de gens, sans la moindre difficulté, sans y réfléchir.
En cet instant, il est extrêmement populaire (et certainement bien lucratif) d'affirmer que vers 2020, l'Esprit de l'Histoire s'est, en quelque sorte, entravé et, en tombant, a fini dans le mixeur. L'Histoire et l'avenir de l'humanité sont morts parce que le Covid a frappé, parce que les manifestations qui ont marqué le premier mandat de Trump ont été brisées, ou se sont épuisées, parce que Bernie Sanders a perdu la primaire Démocrate. Toutes ces remarques pourraient être intéressantes, si elles reflétaient sérieusement les erreurs stratégiques de la Gauche des années 2010. Ou nous disaient par quelle magie, à l'aube de la pandémie, la puissance de l'État s'est rendue si incroyablement manifeste, dans les confinements et le développement du vaccin… seulement pour qu'à la fin, à notre horreur, ce même État se dise qu'il perdait beaucoup d'argent et choisisse, et choisisse encore, de privilégier la mort collective à la protection de nombre de vies. Mais toutes ces questions n'ont de sens que si nous nous demandons : qu'est-ce qu'on peut, maintenant, faire différemment ? Même si on doute ? Toute autre question ne relève que d'une écriture paresseuse tentant de se faire passer pour de la poésie.
Pour y répondre, cependant, il faut croire en quelque chose de réel. Or à ce qu'il semble, les convictions ne courent pas les rues ces jours-ci. Bien au contraire. Pratiquement tout ce que je peux lire en ligne est une variation sur le thème "à quel point les millénials sont tristes d'avoir vu retomber la vague Bernie [Sanders, NdT], et combien c'était mieux avant, et on a tout raté, et maintenant, c'est comme ça", larmoyant comme Huckleberry Finn à son propre enterrement. C'est à ce moment-là, quand tant de choses se passent partout, quand le désespoir est à son plus plus haut, à son plus contagieux aussi, que pour moi c'est trop. J'en ai assez. Oui, c'est sûr, tout ça est vrai. C'est triste ! La Gauche a échoué ! On a échoué ! Moi aussi ! Je l'ai vu de mes propres yeux ! Tout est horrible en ce moment et, dans le futur proche, tout va sans doute s'aggraver, en particulier pour le sort de millions de personnes plus vulnérables que vous ou moi. À ce sujet, il vaut la peine, si vous ne l'avez pas déjà fait, de lire les mots de Mahmoud Khalil. En voilà un qui, aux côtés des autres étudiants manifestant pour la Palestine, donne un aperçu de ce à quoi ressemble le vrai courage, en une époque où les sentiments dominants sont ceux de l'auto-apitoiement et d'une abjecte couardise.
Aussi terribles soient les événements, ils demeurent contingents. Plus rien n'est certain. Certes, Trump et compagnie ont tout intérêt à vous voir cultiver votre incertitude. Mais il est également possible de s'en saisir, de l'incertitude, d'une façon différente et productive. Je suis loin (cruellement loin) d'être optimiste. Et pourtant, même moi je ne comprends pas comment les échecs du passé pourraient être immuables ou déterminants, comme si les conditions historiques ne changeaient pas, comme si les contradictions ne finissaient pas par éclater, comme si on pouvait imaginer la situation dans vingt ans, et que les décennies n'aient apporté qu'encore et encore des échecs. (C'est assez drôle tout de même, si l'on aime l'humour noir, de réaliser que même dans nos fantasmes masturbatoires, la Gauche ne peut pas gagner). Nous sommes bien trop nombreux, et je me mets dans le lot, à adhérer au mensonge, séduisant, selon lequel nous n'avons pas de possibilité d'agir, pas de pouvoir, ou pas de moyen d'en acquérir, et pratiquement pas de relation forte avec autrui. Et par conséquent, même si on le cache, aucun désir de vivre.
Je ne dis pas cela avec autosatisfaction et je le dis sans illusions. Je souffre moi-même grandement. C'est le point le plus bas de ma vie entière. Jamais je n'avais été aussi proche du nadir absolu du désespoir. Pas un seul jour ne passe sans larmes, sans paranoïa, sans terreur, sans effroi. Le panorama semble insurmontable : génocide et guerre ; changement climatique en accélération ; destruction de la recherche scientifique et des systèmes de santé publique à l'aube de ladite catastrophe climatique et d'une autre pandémie ; extension de l'État carcéral et destruction du champ culturel par l'I.A. ; assèchement de l'université ; expulsions (celles auxquelles nous sommes habitués depuis la guerre d'Irak, et les nouvelles, pensées pour refroidir les contestataires) ; criminalisation des manifestations ; tentative, en plein jour, de transformer le pays en un État totalitaire et, surtout, de faire disparaître l'avenir de millions de gens, d'une façon ou d'une autre —les vieux, les jeunes et toutes celles et ceux qui, comme s’ils et elles étaient pris dans la mélasse du temps, ne sortent d'une crise économique que pour tomber dans une autre.
Tout cela est si cruel, si dépourvu de sens, si opposé à la vie même, et de façon si évidente… Un tel désir, nu, d’extraire du profit de partout où c'est possible, en faisant joyeusement souffrir les autres, c'est assez pour faire tomber son masque à tout optimiste, et rendre fou n'importe qui. Chaque matin, nous nous demandons : comment vivre en des temps si sombres ? Pas seulement sombres, mais incessants. Ce que nous percevions autrefois comme le long sens de l'histoire non seulement s'avère plus court que prévu, mais se trouve aussi brutalement tiré de l'autre côté, comme un chien en laisse. Trop de choses se passent, trop vite. Les dommages psychiques induits par ce trop-plein et cette insupportable cruauté sont réels. Nous espérons que quelqu'un viendra nous sauver tout en sachant, au fond de nous, avec une forme d'immédiateté, que nous devons nous sauver nous-mêmes.
Et pourtant l'autre réalité objective est celle-ci : le soleil se lève aujourd'hui et il se lèvera demain. Nos chiens doivent être promenés, nos enfants nourris et aimés, il faut faire notre travail. Je suis censée guérir d'une blessure au cerveau et atténuer les effets du syndrome post-commotion, dans l'espoir d'être libérée de ses griffes et de retrouver la possibilité non seulement de travailler, mais aussi de réguler mes émotions, de mettre fin au cycle insupportable de la panique, lequel n'a d'autre fonction que blesser mon organisme au nom de mes ennemis. Le but des gens au pouvoir, c'est que les gens comme moi n'aillent pas mieux. Que nous nous "expulsions nous-mêmes" de ce monde, pour rejoindre les rangs des faibles, tenus à l'écart des forts, comme il se doit.
Pour moi et pour d'autres, en de tels temps, la vie intime et celle du monde semblent inconciliables. De là une crise, dans laquelle on vit, sans savoir pourquoi. La Droite veut que nous nous sentions ainsi, à la fois piégés dans une nostalgie mélancolique et immergés dans le désespoir. C'est très pratique pour eux d'avoir tant de gens de gauche qui, au lieu de réagir au moment avec l'urgence qu'il exige, passent leur temps à se demander ce qui a raté, à se répéter qu'il semble impossible de se retrouver dans un monde aussi odieux. Ma question : pourquoi ainsi abandonner le pouvoir ? Pourquoi adopter la pensée suicidaire qu'ils veulent nous voir adopter ? Maintenant ? Quand le temps va si vite ?
Là ne sont pas les seules raisons qui expliquent ce sentiment de perte du futur, d'une vie dépourvue d'avenir. Toutes ne viennent d'ailleurs pas du passé, le triste passé. Beaucoup (qui devraient être mieux informés) demandent : pourquoi personne ne fait rien ? Par "personne", les progressistes ["liberals" dans le texte, NdT] veulent souvent dire "les institutions". Sur ce point, il est vrai qu'elles devraient faire, disons, le strict minimum, plutôt qu'immédiatement céder, par avance, comme la bande de lâches qui les incarnent. Mais la Gauche sait bien que ceux qui appartiennent à un Parti Démocrate qui, lui-même, appartient aux milliardaires —Chuck Schumer ! Gavin Newsom en mode facho !— désirent en réalité depuis longtemps ce qui est en train de se produire. Pas seulement ça : ils ont eux-mêmes pavé la voie aux dictateurs, avec des concepts comme la "détention indéfinie" d'Obama ou les "restrictions à la liberté d'expression et l'exercice de la puissance de l'État contre des étudiants manifestant contre un génocide" de Biden.
Beaucoup, tout de même, se demandent : où sont les gens ordinaires ? Les gens normaux qui sont descendus dans la rue la première fois, quand les menaces de Trump étaient vues pour ce qu'elles étaient, et ce qu'elles s'avèrent, soit de très sérieuses menaces ? Au cours de son premier mandat, quand ce qu'on a appelé la "Résistance" s'est réveillée, elle l'a fait sur les réseaux sociaux. Des millions de gens étaient exposés pour la première fois de leur vie aux mouvements de contestation. Aux organisations de gauche, au mouvement syndical et à d'autres formes d'action directe et organisée. Nous n'avions pas conscience, à ce moment-là, qu'il ne s'agissait que d'une fenêtre de tir des plus brèves, une période durant laquelle les outils du maître pouvaient être utilisés par nous, pour mener à bien ces moments de soulèvement collectif massifs.
Depuis ce moment-là, dans leurs idées politiques mais aussi dans les produits qu'ils conçoivent, les milliardaires de la Tech, aux plateformes si puissantes, ont utilisé tous les moyens à leur disposition pour que les gens se sentent plus isolés, cèdent aux théories complotistes, perdent leur capacité d'empathie, finissent hébétés et désespérés [1]. Ils ont changé l'espace et le temps lui-même, l'ont transformé, et l'on reste à la maison, pendus à leurs appareils, des heures entières, à constamment essayer de nous apaiser nous-mêmes, plutôt qu'à regarder le monde, le merveilleux monde !!!!!! comme le monde le plus laid, et les voir tels qu'ils sont. Pour beaucoup, à commencer par les plus jeunes, celles et ceux en télétravail ou qui n'ont pas d'enfants, ces deux mondes se sont rapetissés et rapetissés jusqu'à n'être plus que Téléphonemonde.
Alors que j'étais dans Téléphonemonde, j'ai soudain réalisé que je ne voyais des images des manifestations ou d'autres mouvements publics qu'après qu'ils se fussent produits. Peu importait le réseau que j'utilisais (BlueSky, X, ou Instagram, qui est la plateforme où je suis surtout des gens que je connais dans la vraie vie). : les appels à l'action, comme téléphoner à ses sénateurs pour leur demander de voter dans tel ou tel sens par exemple, me parvenaient toujours trop tard. Et cela, même quand les manifestations et les rassemblements n'avaient lieu qu'à quelques kilomètres de chez moi. De là, je pense, naît ce sentiment général que personne ne fait rien. Il y a la défaite, bien réelle, et la fatigue qui s'en est suivie, laquelle a duré jusqu'à la dernière année du mandat de Biden, mais il y a aussi le fait que quand quelque chose est fait, quand les appels à l'action se produisent, on ne voit rien.
Je ne suis tout simplement plus exposée aux mêmes mouvements, organisations, actions et formes de journalisme que je l'aurais été il y a dix ans. Tout cela est enfoui sous une avalanche de contenus vite faits, d'opinions vociférantes et de pièges à clics. C'est particulièrement vrai lorsque je me connecte sur X, où mon flux n'est rien de plus qu'un flot constant de millénarisme absolu, sordide, entier. L'algorithme de X, en particulier, est très réactif. Si je "like" un post mélancolique, ou si je poste moi-même quelque chose de triste, il réarrange toute ma chronologie pour s'assurer que ce type de contenu soit tout ce que je voie pour les jours à venir. Je doute que le monde entier soit passivement suicidaire, mais Internet n'a pas de limites quand il s'agit de m'en donner l'apparence. Pour le dire autrement, une partie de notre sentiment collectif d'une vie sans avenir est, je le crois, une question de design. Dans Téléphonemonde, le problème n'est pas seulement que nous avons des infos. C'est que nous avons les infos et, en même temps, les réactions viscérales de centaines de personnes à cette info, encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore, nous enfermant dans un présent éternel, où le temps pèse une tonne, où rien ne change jamais si ce n'est l'endroit de l'écran où glisse notre pouce. Dans Téléphonemonde, la politique se referme sur nous. Elle a la forme —répétitive, brute, totale— du désespoir.
À cause de cet assujettissement, nous sommes incapables de donner à nos propres pensées et sentiments l'espace dont ils ont besoin pour se déployer. Nous sommes incapables d'agir, parce que tout ce que nous voulons, c'est voir ce qu'il y a à suivre sur notre flux. Peut-être que ça sera des bonnes nouvelles, peut-être que ça sera drôle, ou intelligent (même si ça paraît toujours un peu moins probable ces derniers temps)… Mais pour ce bout d'espoir, pour ces instants de légèreté, il nous faut d'abord subir les mêmes d'horreur, réitérées jusqu'à ce que tout à coup une heure a passé, parfois deux. Alors, les mains moites, le cœur emballé, il semble que notre personnalité même, notre sentiment d'appartenance au monde, notre assise dans la réalité, physique et temporelle, tout cela s'est rabougri. Et encore… Il faut déjà être capable de reconnaître les signes du rabougrissement. Quoi qu'il arrive, l'issue est la même : il n'y a rien à faire, puisque nous n'avons rien fait et que nous ne faisons rien.
Personne n'aime quand je dis ça, car nous sommes toutes et tous autant de petits toxicos qui tenons à défendre nos addictions, et nos modes de vie auxquels elles se sont, hélas, intrinsèquement liées. Mais nous devons admettre, tant au plan individuel que général, que le smartphone est un instrument antisocial, de contrôle, de surveillance et d'auto-annihilation. Heureusement, ce déni collectif commence à s'amoindrir. Qui passe suffisamment de temps sur Substack trouvera toute une littérature à ce sujet. C'est comme si nous sortions d'une longue stupeur. Nombre d'entre nous éprouvent la même sensation. Comme une pandémie de syndrome post-commotion : on ne peut plus être attentifs pendant de longues durées, on ne peut pas finir un livre, voire on a perdu le désir de lire, on ne peut plus se concentrer sur des tâches simples et on lutte avec notre mémoire à court terme. Nous sommes constamment distraits, même dans les moments qui comptent le plus. Nous nous surprenons à scroller, à notre horreur, durant les baptêmes, les mariages, les funérailles, aux repas, aux dîners d'amoureux, après l'amour.
J'ai récemment lu un article très intéressant dans le New York Magazine sur le brouillard mental parce que, eh bien, j'en souffre moi-même. Le texte émet l'hypothèse que, même si le brouillard mental que l'on diagnostique chez les personnes atteintes de Covid long ou de blessures cérébrale ont une étiologie médicale directe, comme une inflammation ou un problème neuronal, il y a aussi un brouillard mental qui affecte des millions d'autres personnes parce que, tout simplement, nos cerveaux en font trop. L'autrice de l'article, Katie Arnold-Ratliff, écrit (je crois nécessaire de la citer en longueur) :
Le brouillard mental n'est pas toujours lié à une maladie psychiatrique ou physique. On peut simplement être déshydraté. Ou fatigué. Ou triste. La neuropsychologue et clinicienne Karen Dahlman, professeure assistante de psychiatrie clinique à l'école de médecine d'Icahn du Mont Sinaï relève que le brouillard mental peut en fait avoir une origine des plus simples, qu'il peut être une conséquence des événements banals qui constituent nos vies. "Qu'est-ce qui peut provoquer une mémoire défaillante ?", demande-t-elle. "Eh bien, ça pourrait être neurologique, ou ça pourrait être parce que vous êtes en train de divorcer, ou de déménager. Plus votre espace cognitif est sollicité, plus vous êtes préoccupé, plus il est difficile de prêter attention, et plus le processus par lequel nous encodons les informations subit d'interruptions".
Elle explique par exemple : "Disons que vous vivez en zone résidentielle, et que vous conduisez jusqu'à l'hypermarché. Vous êtes au volant et en même temps, vous vous disputez au téléphone avec votre partenaire. La discussion est enflammée. Vous êtes agité. Grâce à la mémoire musculaire, vous arrivez sur le parking, vous vous garez, vous quittez votre voiture, vous raccrochez et vous allez faire vos courses. Une fois de retour, impossible de vous souvenir où vous êtes garé. Vous pensez : "Je perds la tête, je ne peux même plus trouver ma voiture !". Mais en fait, vous n'avez jamais encodé le souvenir de l'emplacement où elle se trouve, parce que vous n'avez pas fait attention pendant que vous vous gariez. Est-ce un problème de mémoire ? Pas du tout. C'est quelque chose que vous prenez pour un problème de mémoire." Et même si vous n'êtes pas en train de vous engueuler au téléphone, il y a des chances que vous passiez beaucoup de temps à regarder ce dernier. On peut tout autant négliger de retenir où on pose ses clés si, en rentrant chez soi, on est en train de rejeter un appel de télémarketing, de lire Reddit ou d'écouter un livre audio (voire les trois à la fois).
Quelles sont les conséquences à long terme sur notre cerveau ? (Les cerveaux, c'est clairement un truc à quoi j'ai beaucoup pensé ces derniers temps). Selon une étude extrêmement alarmante parue dans le Financial Times, nos capacités cognitives sont en déclin rapide, et le smartphone s'avère le seul coupable crédible. On devrait être terrorisés à l'idée que nous serions, à coups de micro shoots de dopamine, en train de nous auto-lobotomiser, mais la réalité sociale est bien plus terrible. La prochaine fois que vous êtes dehors, regardez les gens. Dans le bus, au restaurant, dans les magasins, les yeux des enfants sont scotchés à leur iPads, à se faire frire la cervelle par Cocomelon [chaîne YouTube de chansons enfantines, NdT], juste pour que leurs parents puissent eux-mêmes regarder leurs téléphones et se faire frire la cervelle comme ils l'entendent. Bien après la fin des confinements, nous demeurons plus solitaires et isolés des autres que nous ne l'avons jamais été dans l'histoire moderne. Nous ne connaissons plus nos voisins, même à l'intérieur de notre immeuble, et nous trouvons étrange, aujourd'hui, d'aller toquer à la porte d'en face avec un plat mijoté, surtout si notre voisin est très différent de nous, parce que l'homogénéité de Téléphonemonde nous pousse à ne chercher que la compagnie de gens comme nous. C'est plus simple. La plupart d'entre nous ne sait plus comment demander un coup de main, ou comment aider quelqu'un, ou quoi faire et où aller pour, ensemble, travailler à rendre nos existences moins misérables.
En guise de convivialité, où que nous allions, nous trouvons une humanité qui a le visage baissé. Et baissé sur quoi ? Notre flux façon Cambridge Analytica explique aux adolescents qu'il est acceptable d'user du chantage, de voler, d'être violent et idiot ; que violer et traiter les femmes comme des objets est leur droit, puisque c'est la nature de ce monde, de cet état d'esprit où tout leur est dû. Les adolescentes, elles, sont plus en danger de développer des troubles alimentaires, des phobies sociales et des dépressions, tandis que d'autres jeunes femmes leur assènent que le meilleur moyen de réussir dans la vie c'est d'être mince, belle et mariée à un homme riche.
Comme je l'ai dit plus haut, mon flux est un déversoir sans fin de désespoir suicidaire. C'est au point où j'ai dû effacer X de mon téléphone, parce qu'il faisait de moi (bien aidé en cela par mon cerveau en souffrance), un véritable danger pour moi-même. Où qu'on aille, le contenu que nous consommons devient toujours moins stimulant intellectuellement, plus littéralement antisocial, plus conservateur d'un côté et plus nihiliste de l'autre, tout cela sans que ce que nous désirons vraiment voir soit pris en compte. D'ailleurs, comment savoir ce que l'on veut voir ? C'est pensé à notre place.
Le smartphone nous a presque tout désappris, même quelque chose d'aussi fondamental à la vie humaine que la pratique de la lecture. Mais il nous a surtout désappris à nous organiser politiquement. Peut-être une raison inconsciente pour laquelle la Gauche n'a plus guère d'espoir que dans le mouvement syndical est qu'organiser un lieu de travail est une tâche qui, pour l'essentiel, ne peut pas se faire en ligne. Ça se passe face à face, dans un endroit situé dans le temps et dans l'espace, où tout le monde, quelles que soient leurs divisions, est soumis aux mêmes conditions matérielles et aux mêmes injustices. L'idée la plus pro-sociale de cette Terre est que c'est uniquement par le pouvoir collectif que nous, individus, nous pouvons nous construire une vie meilleure. Voilà quelque chose, croyez-moi, que les milliardaires n'ont vraiment pas envie que vous sachiez.
Mes détracteurs vont vite pointer du doigt que, malgré tout, je me repose justement sur ces plateformes pour gagner ma vie. Je n'ai pas d'échoppe. C'est vrai. Une partie de mon désespoir vient d'avoir compris que, sans réseaux sociaux et mes études loin derrière moi, je n'ai pas la moindre idée de comment on fait des rencontres. Je suis devenue adulte dans les années 2010 : je n'ai jamais vu un politicien sans smartphone, sans réseau social, sans la conviction que c'est par le spectacle et la viralité que l'on peut faire changer les choses. Et maintenant, je suis seule, dans mon appartement, et j'ai peur. Mes amis sont seuls dans leurs appartements, ils ont peur. Et ce qui rend putain de dingue dans tout ça c'est que, pendant ce temps-là, dans la vraie vie, Trump, Musk et leurs politiques —tout comme les Démocrates Vichystes— sont tous extrêmement impopulaires. Les gens (les gens ordinaires, en qui vivent toutes les douleurs que le monde réel, ce monde désormais invisible, leur inflige) détestent ces ordures. Il y a bien plus de gens qui ne veulent pas du futur à l'œuvre, plutôt que l'inverse. Ils voudraient pouvoir faire quelque chose. Peut-être sont-ils paralysés par la peur. Peut-être, d'une manière plus générale, ne savent-ils pas exactement quoi faire, parce que sur nos réseaux sociaux on ne voit plus ce qui, précisément, est fait. Qu'on n'y discute plus de ce qui pourrait être fait. Cela pose la question : que faire quand les gens d'un certain âge (le mien, ou les plus jeunes, et aussi celles et ceux qui sont bien plus âgés et ne sont peut-être même pas en ligne) ne connaissent aucune autre manière de s'informer ? [2].
Plutôt que balayer ces arguments en les qualifiant de luddites (je le prends comme un compliment), demandons-nous ce qu'impliquerait de prendre sérieusement en compte l'urgence de la situation, d'envisager les prochaines étapes. Si ce que dit l'article sur le brouillard mental est vrai, nous sommes littéralement en train de nous rendre malades à force de consacrer notre précieux espace mental à des distractions constantes. On le remplit de petites choses inutiles quand il a besoin de place pour penser d'une façon plus directe, pratique, calme, et politique. Là, maintenant, tout de suite, pour prendre un autre chemin, nous devons retrouver notre capacité à poser des questions simples comme : Où suis-je ? Que fais-je ? Où sont celles et ceux qui peuvent m'aider ? Qui sont mes voisins ? Comment puis-je agir en voisin pour autrui ? Que se passe-t-il dehors, et comment sortir pour en faire partie ? Est-ce que mes lectures me font du mal ? Si oui, pourquoi j'éprouve le désir de me faire du mal ?
L'un des enjeux majeurs du moment, c'est bien de réapprendre à mener un travail politique en-dehors d'Internet. C'est admettre qu'approche le moment, il est peut-être quasiment sur nous, où agir en ligne sera devenu impossible pour celles et ceux que le gouvernement a dans le nez. Les vieilles façons de faire ne fonctionnent plus, nous sommes à l'ère des algorithmes en silos étanches, qui font qu'Internet est différent de personne à personne. Dès lors, nous devons renoncer au plus vite à l'idéal des années 2010, selon lequel nos contenus, nos concepts et nos actions, grâce à Internet, finiront par toucher les masses. L'échec de Black Lives Matter en a démontré toute la vacuité. Et après que tant de militants de ce mouvement ont trouvé la mort dans de bien étranges circonstances, avant qu'on puisse nous remettre à l'ouvrage, nous devons prendre conscience que nous portons sur nous en permanence un outil qui suit le moindre de nos déplacements et retient tout ce que nous faisons. Croire que ça n'aura pas de conséquences est naïf. Quand on y pense, les anarchistes des black blocs dont on aimait moquer la paranoïa ont finalement un temps d'avance sur nous. De plus en plus, j'en viens à croire que, exactement comme les gens demandent, à juste titre, le port du masque en lieu public, pour nous protéger nous et les autres, il nous faut être tout aussi exigeants avec l'usage du téléphone [3].
Il demeure une réalité plus dérangeante. C'est que la NSA, les Renseignements ou n'importe quelle structure n'a pas à faire beaucoup d'efforts pour renforcer la surveillance. Nous avons appris à nous surveiller nous-mêmes, à la fois les uns envers les autres, mais aussi en notre for intérieur. Nous pratiquons l'autocensure. Nous filmons des étrangers dans la rue, nous postons des correspondances privées en ligne, pour rire ou pour nous venger. J'ai bien vu, en tant que responsable au sein d'un mouvement socialiste, comment les camarades pouvaient saboter les discussions politiques, et rabaisser voire humilier les autres, de façon tout à fait publique, via les réseaux sociaux, sous prétexte de responsabilité, comme si la seule responsabilité qui compte, c'était l'opinion d'inconnus sur Internet. Des opinions que l'on collectionne non pour soigner, mais pour blesser. Je me demande comment être libre quand, en nous-même, nous ne ne le sommes pas, et quand nous estimons qu'autrui n'a pas à l'être.
Quelle forme prendra une telle bifurcation, je l'ignore. Je n'ai jamais connu un jour sans ce fils de pute dans ma poche revolver. Tout ce que je sais, là, maintenant, c'est que baisser la tête vers mon écran, ce n'est pas seulement une perte de temps. C'est tuer mon avenir.
Le vôtre aussi, peut-être.
1. L'auteur John Ganz est assez convaincant quand il explique que le virage à droite de l'industrie de la tech est une réponse directe à nos soulèvements.
2. Pour lutter contre cet effet, je signale que je vais re-adhérer aux Démocrates Socialistes d'Amérique. En dépit de ce que pensent leurs contradicteurs, je crois que ça en vaut la peine puisque, à ce moment précis de faillite éclatante, ce que nous pouvons attendre de ces organisations n'est ni figé, ni futile (par pitié, débarrassez-vous du nihilisme) mais, en réalité, complètement entre nos mains.
3. J'ai récemment décidé d'acheter un téléphone basique, à utiliser quand je sors de chez moi, pour me servir de mon smartphone comme d'un appareil de bureau. Je vous dirai si ça marche.