Dans les archives : en Europe
Grand soleil et gros temps
Chère lectrice, cher lecteur,
nouvel épisode de la série d’été d’Un Jour En Plus, cette fois-ci consacré à l’Europe. L’occasion pour moi de me demander s’il convenait de faire figurer la Russie dans celui-ci (ou dans celui consacré à l’Asie). J’ai choisi d’en mettre un peu dans les deux, le pays étant à cheval sur les deux continents. En revanche, pour la Turquie, j’avais choisi l’Europe, sans hésiter… Hélas, les dernières nouvelles d’Istanbul sont tellement insupportables (Erdogan emprisonnant à tour de bras les dernières personnes susceptibles de lui résister, en guise de réponse à leur soutien populaire), que je n’ai pas eu le cœur de faire figurer ici les quelques chroniques consacrées à ce pourtant merveilleux pays.
Une prochaine fois, peut-être. Car le temps passe encore.
Voyons en attendant à quoi notre continent, décidément toujours bien vivant, a passé ces dernières années…
Ouvrons les plages
Des centaines de plages grecques sont en cours d'aménagement pour permettre l'accès aux fauteuils roulants.
C'est tout. C'est l'info. Les personnes à mobilité réduite pourront désormais, elles aussi, profiter du soleil, de leurs familles et du cri des enfants, gratuitement, grâce à la technologie locale Seatrac. Elle équipera 287 plages avec parkings, vestiaires, bars, toilettes et transats. 147 d'entre elles sont déjà accessibles, grâce à ce projet d'envergure co-financé par l'Union Européenne.
Le développement de l'accessibilité au tourisme est un engagement de longue date pour la Grèce, précise le Greek Reporter. Il remonte aux J.O. dAthènes de 2004. Le journal en ligne rappelle par exemple que des voies d'accès ont déjà été installées sur l'Acropole, en dépit des oppositions : "C'est un crime de meurtrir le Rocher, car c'est un monument", déclarait ainsi, à l'époque, l'architecte Tasos Tanoulas por nous rappeler qu'il y a des salauds partout, toujours et pour tout.
À tous les autres, souhaitons de bien beaux étés, un peu plus frais quand même, si possible.
Greek Reporter (Chronique parue dans l’édition du 22 avril 2023).
Manta, c’est la meilleure
J’aurais parié que la Biennale de Venise se tenait tous les deux ans, comme son nom le laisse supposer. Mais non, c'est tous les ans. Car en alternance se déroulent celle d'art contemporain et celle d'architecture (donc si en fait, c'est tous les deux ans, tout en étant annuel, c'est peut-être plus clair dit comme ça, j'espère).
Bref. En 2023, c’était au tour du salon international d'architecture de présenter six mois durant un "laboratoire du futur" : une exposition certifiée 100 % neutre en termes d'émissions de gaz à effet de serre, avec 89 participants dont plus de la moitié "venus d'Afrique ou issus de la diaspora africaine", souligne son manifeste. Parmi tous les projets dont le but principal est de "réveiller l'imagination", le Guardian s'est pris de passion pour le pavillon de Top Manta : une marque de fringues.
Pardon ? Eh bien, oui. Les pratiques du prêt-à-porter, en termes de pollution comme de conditions de travail, sont connues. Mais Top Manta, une coopérative barcelonaise de migrants et sans-papiers, est faite d'un autre bois. "Elle a été créée en 2015, après une intense période de répression policière, pour soutenir celles et ceux qui, légalement, ne peuvent ni trouver à se loger ni ouvrir un compte bancaire, et qui doivent dormir dans la rue", explique Lamine Sarr, le porte-parole sénégalais de la marque. Lorsque la biennale a lancé son appel à projets pour son thème de cette année, "nous nous sommes demandés : où avons-nous un laboratoire du futur à Barcelone ?", se souvient Leve Productora, l'architecte qui a emporté la nomination pour représenter la Catalogne, et qui a un nom trop classe. "Et nous avons pensé : Top Manta. Faisons un projet avec eux, pour repenser l'architecture du point de vue d'un immigrant africain."
L'histoire de cette coopérative est en soi un projet presque autant artistique que politique. Elle tire son nom des "mantas", c'est-à-dire, en catalan, des draps que les vendeurs à la sauvette étalent au sol pour exhiber leurs marchandises, le plus souvent des copies médiocres de chaussures et vêtements de marque. Mais un jour, les manteros (comme on baptise ces boutiquiers de fortune) en ont eu marre, de vendre de la m***. Ils se sont donc organisés pour créer des baskets fabriquées en Espagne (ou au Portugal) et conçues avec l'aide de deux graphistes locales. Les tirages ne se chiffrent qu'en centaines d'exemplaires, par désir de recourir exclusivement à des méthodes de fabrication artisanales. Pour cette raison, comptez plus de 100 euros la paire de chaussures, ou 25 pour le T-shirt brandé "Migration is not a crime". Et…
Attendez, mais c'est vrai, ça ! La migration n'est pas un crime ! Si ?
Non. Peut-être peut-on se le rappeler encore un coup : la migration n'est pas un crime.
Et pourtant, tout est bon pour rendre la vie impossible aux exilés. Ainsi, en Espagne, il faut, pour obtenir des papiers, avoir vécu trois ans sur place, justifier d'une adresse fixe sur plus d'une année, d'un contrat de travail lui aussi de plus de douze mois, et démontrer que l'on apprend la langue. Ça pourrait ne pas paraître si extravagant, sauf que : comment avoir une adresse sans papiers, un contrat de travail sans papiers, une adresse sans contrat de travail et un contrat de travail sans adresse ? Avec Top Manta, écrit le Guardian, ses créateurs ont pu "obtenir un hébergement pour 120 manteros, et du travail pour 25 d'entre eux. [La marque] propose aussi des formations et des cours de langue. Quand on lui demande pourquoi choisir ses produits plutôt que ceux de Nike, New Balance ou Adidas, Lamine Sarr répond : "Plutôt que soutenir une multinationale qui exploite des personnes désespérées dans les pays en voie de développement, vous aidez une communauté qui subit toutes les discriminations qu'il est possible de subir. Vous aidez des gens à entrer dans la légalité, et à travailler pour un salaire décent.""
À Venise, le pavillon imaginé par Leve Productora et Top Manta est divisé en deux parties. La première raconte l'histoire des manteros, la dureté du processus de migration, mais aussi des lois européennes. Le second fait appel à des étudiants en architecture de 26 pays du monde, et leur demande d'imaginer comment reconvertir des magasins ou des immeubles abandonnés en lieux de vie. L'un des participants rappelle : "La vraie question pour un architecte, c'est, très littéralement : comment vivre ? Or les manteros ont bien plus d'expérience que nous de la vie en communauté, des espaces communs, des repas en commun, qui n'ont pas à être synonymes de pauvreté… De la possibilité d'utiliser un seul espace pour des activités multiples, de faire vivre la rue". Autant de modes d'existence qui, rappelle un autre, "sont synonymes de moins d'émissions de CO2".
Merci à Venise et aux artistes de rappeler que, parfois, il n'est pas inutile d'écouter les gens qui souffrent plutôt que leur taper dessus (je dis ça je dis rien, mais je l'ai dit quand même).
The Guardian (Chronique parue dans l’édition du 27 mai 2023).
Mais qu’il est laid
On croyait tout connaître de la vie de Berlusconi : il est né en 1936, il a foutu en l'air la télévision italienne, il a foutu en l'air la politique italienne, et puis il est mort. Eh bien, ce prodige parvient à pourrir la vie de ses enfants par-delà la tombe.
Le secret réside dans son héritage, certes coquet mais aussi encombrant. Car le Cavaliere était "un acheteur compulsif" : sa grande passion, surtout dans les dernières années de sa vie, c'était de regarder le TéléAchat jusque tard dans la nuit pour y faire ses emplettes, surtout en peintures. Beaucoup de peintures ? Oui : environ 25 000. "Principalement des Vierges Marie, des Nus féminins explicites et des panoramas de Paris, Naples et Venise", nous dit un ami de la famille un peu consterné.
Or, scoop : des tableaux acquis auprès du TéléAchat nocturne italien, ça ne vaut rien.. Bon, avec un peu d’efforts, il y aurait moyen d’en tirer quelques centaines d'euros pièce, mais le plus compliqué, c'est de trouver un acheteur. Qui a envie d’acquérir 25 000 peintures moches et sans valeur ? Aucune maison d'enchères n'en voudra. Aucun collectionneur. Et même à l'unité sur Le Bon Coin, rien ne dit que ça partira. Un spécialiste a expertisé la collection, et son opinion tient en peu de mots : "des croûtes". On pourrait éventuellement, selon lui, "en faire un musée pour les gens qui ne connaissent rien à l’art"… mais même là ça coûterait cher, pour ne quasiment rien rapporter aux héritiers, qui s'arrachent les cheveux face à ce problème insoluble.
C’est un problème parce que pendant ce temps-là, ça coûte cher. 800 000 euros par an, selon La Repubblica, pour payer le stockage dans un entrepôt de 3 200 mères carrés près de Milan. Heureusement, certaines peintures ont déjà été détruites par les vers, ce qui reste un bon calcul puisque, dans la plupart des cas, l'éradication des nuisibles "coûte plus cher que l'œuvre elle-même".
Je conseille aux descendants de l'ancien Premier Ministre de simplement patienter : quand les vers seront la seule protéine animale encore disponible, d'ici quinze-vingt ans, leurs élevages forcés en feront les rois du nématode.
BBC (Chronique parue dans l’édition du 28 octobre 2023).
Aux âmes bien nées
La fable de la semaine nous vient des Balkans. Elle nous est d'ailleurs contée, ça tombe bien, par le Balkan Insight, toujours impeccable et toujours concerné de près par les conflits ethniques de cette partie du globe. Le magazine basé à Belgrade (et aux antennes réparties dans toute la région) a choisi de colorer sa rentrée aux diverses nuances de l'héroïsme, grâce à sa série d'articles annuelle People Picturing War. On y découvre cette année 4 portraits de civils. Leur point commun est de s'être trouvés, du fait d'un mélange particulier de hasard et d'audace, en capacité de documenter les guerres consécutives à la dislocation de la Yougoslavie.
Le dernier épisode nous invite à faire la connaissance de Jehona Lushaku. Désormais directrice de l'Éducation à la municipalité de Pristina, Jehona avait 19 ans à l'époque de la guerre du Kosovo, en 1999. Un conflit aux crimes de guerre innombrables qui opposa les indépendantistes kosovars au gouvernement serbe de Slobodan Milosevic. Il se conclut par une campagne de bombardements de l'OTAN baptisée Force Alliée qui dura près de 80 jours, au bout desquels les Serbes se retirèrent du Kosovo —et l'armée de Libération du Kosovo fut dissoute.
C'est cette période sur laquelle s'attarde cette semaine le Balkan Insight, par les yeux de Jehona qui, avec sa famille, s'avéra le témoin imprévu d'une péripétie historique méconnue… Et annonciatrice de bouleversements plus contemporains.
Lorsque commence la campagne de bombardements le 24 mars 1999, les Lushaku fuient dans les montagnes environnantes. Après des jours d'errance, ils constatent rapidement qu'ils n'y sont guère en sécurité puisque les forces armées visées par l'OTAN se sont elles aussi déployées dans les collines et les villages désertés. Décision est prise de retourner en ville, avec un objectif en tête : l'appartement de l'oncle de Jehona, au centre de la capitale Pristina, en face du Grand Hôtel qui sert de Q.G. à l’armée yougoslave.
"La raison qui nous a fait choisir l'appartement de mon oncle", se souvient Jehona, "c'est qu'il avait constitué des réserves de nourriture. Nous savions que nous y trouverions des pâtes et de la farine, qui pourraient nous aider à survivre quelques semaines. […] On est entré par effraction, parce qu'on n'avait pas la clé, et on est resté là un mois et demi. Personne ne savait qu'on était à l'intérieur"".
Les réserves de nourriture sont au rendez-vous. Mais pas seulement : le tonton a aussi abandonné dans son foyer son caméscope, avec lequel, des années durant, il filmait anniversaires et réunions de famille.
Jehona s'en empare et, consciente de vivre un moment historique, décide qu'elle enregistrera, sur les trois cassettes disponibles et quitte à effacer à jamais ces heureux souvenirs, non pas son quotidien mais celui de la rue en face. Elle perce un trou dans les rideaux du logement, tirés en permanence. Au début, rien d'autre n'imprime la pellicule que des patrouilles militaires. Mais le 11 juin, coup de théâtre. Alors que les Serbes viennent d’accepter de quitter leurs positions pour céder la place aux occidentaux… Ce sont les Russes qui débarquent.
Il s’agit en réalité du premier des coups de poker du Kremlin nouvelle génération. Une manœuvre qui va l’encourager ultérieurement à envahir la Géorgie… et jusqu’à l’Ukraine. C’est ainsi que le comprend, du moins, la revue de géopolitique et d'histoire Engelsberg Ideas dans un article au titre éloquent ("Ce que Poutine a retenu de l'intervention de l'OTAN en 1999 au Kosovo").
À l’époque, le futur Président de la Fédération de Russie est à la tête du Conseil de Sécurité de Boris Eltsine. Et l’un comme l’autre supportent déjà mal de voir l’OTAN débarquer dans une ancienne province de l’URSS. En faisant avancer quelques centaines de soldats droit dans Pristina, Moscou s’assure ainsi à peu de frais de conserver un contrôle sur la région. De fait, la Russie est finalement intégrée à la mission de maintien de la paix au Kosovo, qu’elle ne quittera qu’en 2003. Ce 11 juin 1999, comme l’écrit Engelsberg Ideas, “la marée russe, qui s'était retirée depuis la chute de l'URSS, a commencé à remonter”.
Jehona est alors en première ligne de ce présent incertain, autant que de ce futur chaotique. Dans ses mots d'aujourd'hui, cela donne :
"On avait peur parce qu'on ne savait pas ce qui se passait. À peine plus tôt, on avait compris qu'on vivait un tournant, avec la signature de l'accord [selon lequel les forces serbes cédaient leur place à l'OTAN]. On se disait : "Le Kosovo est maintenant libre. L'OTAN va venir maintenir la paix. Et soudain, on voit arriver un convoi russe en plein centre, et les Serbes qui tirent en l'air pour le fêter. C'était une situation complètement paradoxale. Cette nuit-là, on l'a passée dans le couloir. Il n'avait pas de fenêtres, et on entendait des détonations partout autour. C'était impossible de dormir dans la chambre."
Tout cela, Jehona l’a filmé jour après jour avec obsession. Parce que “Les faits, c'est toujours important. Un récit, c'est un point de vue. Les faits, c'est autre chose”. Et surtout parce que “l'histoire vient avant la peur.”
Balkan Insight (Chronique parue dans l’édition du 21 septembre 2024).
Les païens en joie
Il reste des païens en Angleterre. Bien sûr qu'il reste des païens en Angleterre, pourquoi ne resterait-il pas de païens en Angleterre ? Vous avez quelque chose contre les druides, vous ?
Inutile de répondre à la question, cependant, car ce qui déprime en ce moment nos amis païens, c'est un souci qu'ils partagent avec leur pays tout entier. Et même, d'une certaine façon, avec le monde. C'est la construction annoncée d'un tunnel autoroutier de 12 kilomètres aux abords de Stonehenge, le site mégalithique le plus célèbre du globe, vieux de plusieurs millénaires.
La décision choque, profondément, la communauté païenne qui y célèbre chaque année les solstices d'hiver et d'été, mais aussi, évidemment, tout un tas de citoyennes et citoyens simplement férus d'histoire, de spiritualité ou, vous savez, de beauté, quoi. Toutes et tous se sont réunis sous la bannière de la Stonehenge Alliance, dont le président, John Adams, est d'autant plus consterné que, ainsi qu'il le rappelle au magazine culturel Dazed, le site inclut également des centaines de tombes préhistoriques, s'étalant sur plus de trois kilomètres alentours. L'UNESCO elle-même s'est invitée dans le débat, en prévenant que les travaux mettraient en péril son statut de patrimoine historique de l'humanité. Des craintes balayées par le ministre des transports, Mark Harper, pour qui "les dommages sur le cadre, la vue et le lieu seront moins que substantiels, et sont à considérer par rapport aux bénéfices qui seront apportés".
Comme l'écrit Dazed, "en ignorant les questions environnementales et culturelles [que soulève le projet routier], le gouvernement envoie ainsi un message clair : quelques minutes d'économisées dans les embouteillages matinaux sont plus importantes que l'histoire du pays, et que la nature. Hélas, ce message n'est pas particulièrement surprenant, aux yeux en tout cas de Lally LacBeth, une artiste de trente-trois ans co-fondatrice du Stone Club : "le mépris du gouvernement pour l'UNESCO témoigne bien de son attitude plus générale, que ce soit par rapport aux paysages anciens ou à l'écologie. Ils ne se sentent absolument pas concernés par ce qui devrait les concerner profondément". […] "L'idée qu'un endroit puisse être sacré ne les intéresse absolument pas", abonde Adams."
Père, ne leur pardonne pas : ils savent parfaitement ce qu'ils font.
Précision récente : après vérification en vue de la publication de cet article dans la série d’été 2025, j’ai la joie de constater que le gouvernement de Keir Starmer a abandonné le projet, de manière définitive semble-t-il. Victoire pour les païens, donc, et pour Keir Starmer dont ce doit être la première décision qui parvient à me convaincre. Tout arrive.
Dazed (Chronique parue dans l’édition du 5 août 2023).
Wood City
"Nous voulons montrer que c'est possible", explique Annica Anäs, PDG de la boîte de "développement urbain soutenable" Atrium Ljunberg, à Stockholm.
Ce qu’il faut démontrer ? Que l’on peut, si l’on veut, diminuer considérablement l'empreinte carbone des constructions modernes de béton et d'acier. Comment ? En construisant dans la capitale suédoise l'équivalent d'une petite ville entièrement en bois.
Le projet, en remplacement d'une zone industrielle désaffectée : 300 immeubles comprenant 7 000 bureaux et 2 000 appartements et s'étendant sur 25 pâtés de maison. Ainsi que des restaurants, des boutiques et une station de métro dédiée. Le chantier s'ouvrira en 2025 (il a donc depuis démarré), pour une durée prévue de deux ans, même si l'aspect inédit du projet pourrait réserver quelques surprises : "Nous allons beaucoup apprendre en réalisant un tel projet à une échelle si massive", admet Annäs qui rappelle que, outre ses qualités écologiques, le bois a le mérite d'améliorer le sentiment de bien-être des habitants.
C'est ça qu'on veut voir.
"Et manger !", s'extasie déjà Miamiam, ma termite d'adoption.
Fast Company (Chronique parue dans l’édition du 24 juin 2023).
Rappe à l’ombre
Tout n'est pas beau au pays du flow, surtout en Russie comme aujourd'hui. Pour Nikolay Vasiliev, rappeur vingtenaire qui signe sous le pseudonyme "Vacio", les choses ont même tendance à empirer.
La nouvelle année s'annonçait pourtant sous les meilleurs auspices. Pensez donc : fin décembre, il faisait partie des rares V.I.P. invités à une fête, organisée par Nastya Ivleeva, blogueuse, influenceuse Instagram et présentatrice de télévision, au Mutabor, un club branché de Moscou. C'était d'autant plus chouette qu'elle avait eu la bonne idée de proposer comme thème de soirée "Presque Nu". On s'y est bien amusé, comme en témoignent les nombreuses photos qui ont fuité sur les réseaux sociaux. L'événement aurait pourtant dû rester discret : les images de cette frange gâtée de l'élite médiatique du pays dansant et se saoulant dans des costumes baroques et provocants ont choqué jusque dans les franges les plus reculées du pays. On le sait : la Russie est une nation en guerre, à la fois littéralement mais aussi, plus métaphoriquement, contre la "décadence sexuelle" attribuée à l'Occident libéral. La sauterie privée "Presque Nu", ce n'est pas exactement le divertissement encouragé par Poutine et sa propagande réactionnaire et religieuse.
Les participantes et participants se sont depuis excusés et ont fait acte de contrition publique. Ce qui n'a pas empêché les sanctions de tomber. Vacio, qui s'était pointé à la nouba vêtu, en tout et pour tout, de chaussures et d'une unique chaussette astucieusement disposée sur son pénis, vient de passer 25 jours en prison. À la mode russe : c'est-à-dire qu'il avait été condamné à 15 jours pour "propagande de relations sexuelles non-traditionnelles", qu'il les a purgés et que, sitôt relâché, il a été arrêté de nouveau et foutu au trou 10 jours de plus, pour bien lui faire comprendre que son corps appartient aux autorités, pas à lui.
Entre ses deux séjours à l'ombre, il s'est également vu convoquer au bureau militaire le plus proche, afin de voir s'il ne serait pas plus utile aux côtés des milliers de jeunes gens de son âge en lutte sur le front ukrainien. Son avocat a cependant tenu à préciser aux médias russes que le rappeur avait déjà été refoulé lors d'un premier examen médical, et donc exclu de la conscription pour raisons de santé. Selon lui, son client ne devrait donc pas être enrôlé.
Mon petit doigt qui n'a, hélas, pu confirmer cette information auprès d'aucune autre source (pas même mon index, c'est dire), me murmure toutefois qu'il a pourtant l'air en pleine forme sur son Instagram, où il pose en joli cœur bad boy, mais qui t'aime, tu vois. Il y affiche d'ailleurs non sans fierté des biceps qui pourraient s'avérer fort utiles pour creuser des tranchées boueuses du côté de Bakhmout. Peut-être bien qu'il y avait un peu de piston derrière son exemption. Mais l'avenir le dira.
À une date incertaine, cependant : Vacio avait rendez-vous avec le recrutement militaire ce 9 janvier. Or il était, à cette date, en prison. Il n'a donc pu répondre à sa convocation, ce qui devrait lui garantir une flopée d'autres ennuis à venir.
Ce même 9 janvier, un autre chanteur, Maxim Tesli, comparaissait devant la cour de Saint-Petersbourg, également pour s'être rendu à la soirée "Presque Nu", également pour s’y être équipé d'une chaussette stratégiquement placée. Une plaisanterie en vogue, donc, mais à éviter dans les dictatures orthodoxo-nationalistes. (Elle est réservée aux casernes, strictement).
The Kyiv Post (Chronique parue dans l’édition du 13 janvier 2024).
À la française
Imaginez un instant qu'une actrice française de 23 ans, née à Martigues et élevée à Diou dans l'Allier, soit à l'affiche de Pauvres Créatures, le dernier film de Yorgos Lanthimos, aux côtés d'Emma Stone et Mark Ruffalo, Lion d'or à la Mostra de Venise, meilleure comédie de l'année selon les Golden Globes, onze nominations aux Oscars 2024… On peut supposer qu'elle serait sur tous les plateaux télés.
Imaginez qu'en outre elle ait co-fondé, avec trois autres actrices (dont Zita Hanrot, César 2016 du Meilleur espoir féminin), l'Association des Acteurices (ADA) en réponse aux scandales de harcèlement moral comme sexuel qui écument l'histoire du cinéma français. Le Président de la République lui rendrait certainement hommage, comme il l'a fait pour Gérard Depardieu, les stars hexagonales lui assureraient, on n'en doute pas, promotion et visibilité, les télés la recevraient aux heures de grande écoute, les éditorialistes se féliciteraient de voir avancer le talent de notre pays, et le sens civique de sa jeunesse briller à l'international. Non ?

Variety, le magazine américain centenaire du spectacle et du divertissement, s'est empressé en tout cas d'ouvrir ses colonnes à la jeune Suzy Bemba. Le journaliste Ben Croll a pu la rencontrer à Paris par le biais de l'agence artistique Unifrance, qui l'a placée sur la liste de ses 10 talents à suivre en 2024.
Elle explique comment est née l'ADA, autour d'un dîner avec Ariane Labed, Daphné Patakia et Zita Hanrot "Nous avons compris que nous étions isolées, parce que le système fonctionne sur le principe de la compétition. Il fallait nous réunir pour briser le silence. On a bientôt réalisé que nous étions loin d'être les seules à avoir subi des abus, à avoir entendu les témoignages de bien trop d'abus, de harcèlements, de viols. Il fallait faire quelque chose. On ne pouvait pas se contenter de planter une graine, sans l'arroser. Donc on a décidé de s'organiser, pour nous asseoir, en quelque sorte, à la table des producteurs, des agents et des directeurs de casting, qui eux sont organisés".
Mais elle explique aussi sa manière de travailler, d'envisager ses rôles et de s'y préparer. De les choisir aussi. Ce qui n'est pas forcément de bon augure pour sa carrière… en France du moins :
"Pauvres Créatures vous apporte un reconnaissance internationale. Pensez-vous travailler plus fréquemment à l'étranger ?
- Écoutez, je suis française, je suis patriote et je veux travailler en France. Mais, si on considère les scripts que je reçois, j'ai moins d'opportunités ici qu'en Angleterre, par exemple. Quelqu'un comme moi ne correspond par toujours à l'imagination de certains auteurs, qui écrivent les personnages Noirs comme forcément issus de la banlieue et souffrant de leur condition. Je ne veux pas reproduire cette façon de voir les choses, qui est limitée. Je n'en peux plus, vraiment, je n'en peux plus. J'ai 23 ans et je n'en peux plus de voir, de vivre, de représenter ces clichés. Je préfère pousser les murs du possible, pousser aussi fort que je le peux. Il est temps d'en finir avec les stéréotypes."
Si Suzy Bemba lit ces lignes, qu'elle n'hésite pas à me contacter. J'ai pour elle une médaille de chevaleresse des Arts et des Lettres qui l'attend. Ce n'est pas grand chose, c'est moi qui l'ai faite… Mais il faut bien que quelqu'un commence.
Variety (Chronique parue dans l’édition du 27 janvier 2024).
Un spectacle de stand-up retrouvé dans un manuscrit médiéval
Quand James Wade, professeur d'anglais à l'université de Cambridge, a ouvert ce manuscrit du XVème siècle, il s'attendait à trouver, comme souvent, des considérations sur la Rome antique, ou les chroniques fantasmées d'un roi imaginaire. Mais le manuscrit de Heege l'accueillit de mots plus surprenants :
"Par moi, Richard Heege, car j'étais à ce festin et ne bus pas un verre."
Si Richard tient à préciser qu'il n'a pas bu, c'est parce que, apparemment, il était le seul de la table, lors d'un dîner organisé autour de la venue d'un ménestrel, peu avant 1480, à la frontière entre les comtés de Derby et Nottingham (et en vertu, certainement, d'un proverbe médiéval selon lequel "celui qui écrit c'est celui qui ne boit pas"). Bref : ce que Wade a découvert, c'est le récit d'un one-man show presque aussi vieux que la Guerre de Cent Ans. Dans son article publié par la Review of English Studies, il s’attarde sur l'incroyable rareté d'un tel compte-rendu et surtout le détaille avec minutie, donnant l'impression d'assister pour de vrai au spectacle. Il cite de nombreux extraits in extenso (qui demandent hélas une connaissance approfondie du Vieil Anglais pour être compris).
Mais on a quand même de quoi à manger. Après tout, le texte conserve jusqu’aux apartés et aux blagues moquant le public (ou faisant appel à sa complicité, selon une tradition qui dure encore).
On y trouve trois "sketchs", parfaitement conservés : l'histoire de villageois partant à la chasse au lapin tueur (oui, comme dans les Monty Python mais, apprend-on au passage, le lapin tueur était un classique des contes médiévaux), et qui finissent par se battre entre eux au point que leurs femmes doivent les ramener à la maison en brouette ; une parodie de sermon, invitant non à prier mais à s'enivrer et moquant l'aristocratie (il raconte l'histoire de trois rois qui s'empiffrèrent au point que des bœufs surgirent de leur ventre en se battant à l'épée) ; et "La Bataille de Brakonwet", "un poème absurde, tout en allitérations et double-sens cochons, où Robin des Bois affronte en tournoi des ours, des abeilles et des porcs”.
J’ai beau guetter, je ne vois toujours pas d’adaptation prévue sur Netflix. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot.
Université de Cambridge (via OpenCulture) (Chronique parue dans l’édition du 1er juillet 2023).
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