Dans les archives : en Afrique
En poussant jusqu'à la péninsule arabique
Chère lectrice, cher lecteur,
en effet, la péninsule arabique en principe, c’est déjà l’Asie. Mais si je veux être rigoureusement exacte, dans mon seul épisode sur l’Asie, je devrais faire figurer le Proche, le Moyen et l’extrême Orient, la Russie, la Chine, le Japon, la Syrie, l’Indonésie, l’Irak et, n’est-ce-pas, j’en passe (comme l’Inde). C’est grand, l’Asie. J’adapte donc la carte à mes nécessités pour éviter des épisodes trop déséquilibrés, mais aussi parce que j’en ai le droit et surtout parce que quand on en a le droit, on y prend goût.
Tout commencera, de toute façon, par traverser la Méditerranée… Hissons les voiles !
Un pour tous : tous pour Déby
"Si à 50 ans t'as pas soutenu Déby, t'as raté ta vie" a sûrement affirmé un jour, à la télévision tchadienne, un cuistre quelconque.
Un proverbe amené à durer, à l’image de l'héritage familial. Après 30 ans à la tête du pays (sa dernière réélection, en février 2021, l’a vu emporter 79,32 % des suffrages), le président du Tchad Idriss Déby s'est éteint en avril 2021 à l'âge de 68 ans. Il a été tué par balle alors qu'il s'était rendu sur le front de la guerre civile où s’opposent la junte au pouvoir et le Front pour l'Alternance et la Concorde au Tchad, le FACT.
Son fiston, Mahamat Idriss Déby, général d'armée de 39 ans au terme d’une carrière militaire fulgurante (certes un peu aidée par son beau départ dans l'organigramme, après que son papa l'eut nommé, en guise de premier poste, commandant adjoint de sa garde prétorienne), a été nommé Président d'un conseil militaire de transition dès le décès de son père. Il s’est alors engagé à organiser des élections dans les 18 mois.
Trois ans plus tard, les contours de celle-ci semblent se préciser. Déjà, cette semaine, le Conseil National de Transition a adopté un code électoral (qu'il a lui-même rédigé). Plus encourageant encore pour l'aspirant dictateur : ce ne sont pas moins de 115 organisations politiques qui l’appellent à se présenter, à l'initiative du Mouvement Patriotique du Salut, le parti fondé par feu son père.
Pudique, ce brillant stratège, ce sauveur du peuple, ce soleil de l'Afrique (je m'habitue) n'a cependant pas encore fait connaître sa réponse à cette touchante demande. Car officiellement, Déby Junior n'est toujours pas candidat. Il médite, certainement dans l'intérêt du pays, s'il convient ou non de succéder à son brillant papa.
Il serait bon qu'il ne tarde plus trop : le premier tour est prévu le 6 mai, et, comme le note PressAfrik : "certains proches alliés, comme le leader de l'Alliance 43 Yoboïde Malloum Djeraki, refusent de s'engager tant que Mahamat Idriss Déby n'a pas fait acte de candidature et n'a pas rendu public son projet de société".
Parce ques, maintenant, pour se présenter, il faut avoir un "projet de société". C’est un métier épuisant, "Fils de".
Pressafrik (Chronique parue dans l’édition du 2 mars 2024).
P.S. À la surprise générale, Déby Junior a été élu président dès le 1er tour avec 61 % des voix, un mois seulement après la parution de son autobiographie palpitante, De Bédouin à Président (VA Éditions).
Sauveur des eaux
La vie de marin n'est pas toujours facile. Mais il y a pas facile genre "Cargo de nuit, trente-cinq jours sans voir la terre" et pas facile "Je suis au large d'un pays en guerre, à bord d'un pétrolier rouillé, et il n'y a que mes petits bras et ceux des copains pour empêcher une marée noire cataclysmique."
Et ça, c'est la vie d'Hussein Nasser, "cinquantenaire aux cheveux grisonnants", comme décrit l'AFP, reprise par GoodPlanet, qui nous raconte l'une de ses récentes journées de travail, cauchemardesque.
Prévenu par une alarme signalant une fuite de gaz dans la salle des machines, il a œuvré toute une matinée, avec une demi-douzaine d'hommes d'équipage, pour colmater une brèche à l'aide de bandes de fer de fortune, au milieu des gaz inflammables et en nageant dans le pétrole, pour éviter "une marée noire gigantesque, [qui aurait fait] des ravages sur la faune et la flore, les villages de pêcheurs côtiers, le trafic maritime et les ports essentiels pour ce pays déjà confronté à l’une des pires crises humanitaires au monde."
Le supertanker FSO Safer et son million de barils de pétrole gisent en effet, oubliés de tous, au large du Yémen. Vieux de 47 ans, rouillé jusqu'à l'os (l'épaisseur de sa coque s'est réduite à 4 millimètres par endroits), recouvert de champignons, "le Safer est comme une ligne de front et nous avons dû nous battre, comme sur une ligne de front militaire", témoigne Hussein, célébré comme un héros de guerre par les Houthis, toujours en conflit armé contre les autorités du pays, depuis 2014. Chiites, soutenus par l'Iran, opposés au gouvernement appuyé de son côté par une coalition menée par l'Arabie Saoudite, ils n'ont toujours pas baissé les armes ni renoncé à leur révolution qui a déjà fait, selon l'ONU, des centaines de milliers de morts. Le sort du FSO Safer témoigne de l'imbroglio économique et politique, toujours insoluble aux yeux du monde :
Face à ces "héros oubliés", les Houthis pointent du doigt l’Arabie saoudite et ses alliés, dont les Émirats arabes unis, les accusant d’avoir maintenu un blocus sur le port de Hodeida, privant ainsi le FSO Safer des travaux nécessaires. Pourtant, les Houthis eux-mêmes ont longtemps été accusés d’utiliser le sort du Safer comme monnaie d’échange, en bloquant les demandes d’inspection de l’ONU avec leur exigence que les revenus du pétrole leur soient versés pour payer les salaires de leurs fonctionnaires.
Or, avec son entretien totalement négligé depuis le début de la guerre, le Safer, désormais rafistolé par "une plaque d’acier permanente destinée à empêcher l’eau de mer de noyer le navire" menaçait non seulement les écosystèmes mais aussi la survie immédiate des 200 000 pêcheurs de la région, comme le rappelle l'agence de presse dans sa conclusion :
"Tous auraient été gravement touchés", insiste l’ingénieur Hussein Nasser, en saluant de loin les pêcheurs qui déchargent des brouettes pleines de poissons. […] Il se dit prêt à toute nouvelle mission que les autorités maritimes décideraient de lui confier. Mais après des années à bord d’un navire qui menaçait de couler ou exploser, il rêve enfin de "quelques minutes de sommeil et de repos."
Sa récente expérience dans une salle des machines en flammes envahie de pétrole donne, de fait, une nouvelle définition au mot "burn-out".
GoodPlanet (Chronique parue dans l’édition du 22 juillet 2023. Le lien a aujourd’hui disparu, mais on peut retrouver ces informations sur, par exemple, Sciences et Avenir)
La Ligne ? Un gros point !
Ça va mal pour "The Line", ce projet architectural impulsé par l'Arabie Saoudite et pour lequel vous avez certainement croisé des publicités prometteuses sur vos réseaux sociaux favoris.
The Line —"La Ligne" en français— est un concept de ville futuriste construite en plein désert, à partir de rien. Son idée révolutionnaire : une conception urbaine intégralement repensée. The Line a été imaginée dans le cadre "Vision 2030", selon lequel le Royaume doit diversifier ses sources de revenus pour ne plus autant dépendre des énergies fossiles, un cadre conçu et ardemment promu par Mohammed Ben Salmane (dit MBS, dit "Le Boucher de Ryad, dit "L'Ordure du Désert", dit "Barbe Bleue en Pire", dit "Le Prince Héritier", dit "Notre Partenaire").
Comme son nom l'indique, La Ligne se voulait digne des films SF les plus visionnaires (ou les plus angoissants, question de point de vue) car elle ne devait ressembler à rien de connu. Censée assurer une empreinte carbone de zéro, rien, pas une émission, elle devait faire 170 kilomètres de long pour une largeur de 200 mètres seulement, le tout protégé par deux parois de 500 mètres de haut. Ses millions de résidents trouveraient tout ce dont ils ont besoin à vingt minutes à pied, et à la fraîche grâce à l'air conditionné de l’intégralité du territoire, par ailleurs équipé des technologies les plus révolutionnaires de notre époque (comme les taxis autonomes, un réseau de caméras intelligentes et… une lune artificielle).
Mais la nouvelle est tombée : la Couronne a revu ses plans à la baisse et, finalement, La Ligne ne fera plus 170 kilomètres de long, seulement 2,4. "Une réduction de 98,6 %" , note Bloomberg.
La nouvelle amuse et réjouit les architectes du monde entier, qui n'avaient jamais cru à la viabilité du concept, uniquement défendu en images virtuelles certes splendides mais, de l'avis des spécialistes, aussi crédibles que le dernier Marvel au cinéma.
Parmi ces analystes, c'est l'ancien banquier d'affaires Patrick Boyle qui, sur YouTube, a consacré le plus brillant éloge funèbre à cette spectaculaire débandade. Une perle d'humour à froid, de sarcasme et d'envolées délirantes. Morceaux choisis :
"[La conception traditionnelle des villes] fait sens quand on construit dans un endroit près d'autres choses, comme de l'eau, de la terre arable, ou toute ressource indispensable à la vie humaine. Mais j'estime pour ma part que lorsqu'on construit dans le désert ou à la surface d'une planète lointaine, plus longue est la ville, et plus elle est haute, mieux c'est.
En effet, si la plupart des villes sont circulaires, c'est parce qu'elles se sont développées pour faciliter le commerce et permettre les échanges, comme le transfert et le déplacement d'eau, de nourriture. MBS, lui, a voulu la sienne longue, étroite, très haute et dans un endroit totalement inhospitalier. Une merveilleuse idée, à n'en pas douter.
Non, vraiment. Pensez-y : si le premier immeuble est construit dans un environnement insupportable, il est parfaitement logique que le suivant soit placé un peu plus loin, pour l'éloigner de cette zone si peu accueillante. En grandissant, la ville formera naturellement une ligne, puisqu'elle essaiera de se fuir elle-même".
Allez, un autre. Commentant une publicité du Royaume assurant qu'il serait possible de se déplacer "d'un bout à l'autre de La Ligne en vingt minutes, sans avoir besoin d'une voiture", Boyle a fait les comptes :
"C'est un système très impressionnant. Pour traverser 170 kilomètres en 20 minutes, il faut voyager à 510 kilomètres par heure, ce qui est un peu plus rapide que le train le plus rapide en service actuellement.
Bien sûr, c'est une vitesse qui ne prend pas en compte les éventuels arrêts en chemin. Cela pourrait présenter un inconvénient pour les gens qui vivent dans le milieu de la ville. Les bouches de métro de New York ou de Londres sont, en moyenne, à 400 mètres l'une de l'autre. Ainsi, The Line aurait besoin de 412 arrêts. En général, un métro s'immobilise et ouvre ses portes environ 30 secondes à chaque station donc, avec 412, le train serait à l'arrêt pendant un total de 206 minutes.
Certes, 206 minutes, c'est plus que les 20 promises. Alors, les gens devraient monter et descendre un peu plus vite que d'habitude. Par exemple, si le train ne s'arrêtait que 2 secondes par station, il pourrait n'être immobile que pendant 14 minutes, ce qui nous laisse 6 minutes pour franchir les 170 kilomètres. À ce compte-là, il faudrait voyager à la vitesse de 1 700 kilomètre par heure environ. Je parle en vitesse moyenne bien entendu, puisqu'il faut prendre en compte les accélérations et les décélérations extrêmes à chaque arrêt. La vitesse de pointe serait plutôt de plusieurs milliers de kilomètres à l'heure.
Vous auriez ainsi 2 secondes pour monter et descendre d'un train qui accélèrerait rapidement à, disons, 3 fois la vitesse du son, avant d'écraser ses freins à l'approche de l'arrêt suivant. Il faudrait attacher sa ceinture assez vite."
Publicité officielle, parue il y a trois ans, pour le projet The Line.
Un dernier, mon préféré :
"Selon le bureau du tourisme d'Arabie Saoudite, "si le tourisme n'était qu'une chimère il y a encore quelques années, des projets ambitieux comme La Ligne attireront des foules immenses dans le pays". Je sais en effet que, quand je cherche un endroit sympa pour partir en vacances, je me mets toujours en quête de la plus autoritaire des dictatures théocratiques du monde, surtout si elle a bâti une nouvelle ville où des caméras, de la technologie de reconnaissance faciale et des drones sont utilisés par la police pour suivre en permanence la population afin de s'assurer que tout le monde va bien".
Et encore, je fais l'impasse sur les nuages artificiels destinés à générer de la pluie, sur les robots destinés aux tâches ménagères ou sur la plage dont le sable brillerait la nuit, une idée attribuée au Prince lui-même. Autant de songes lunaires, désormais balayés par le vent puisque, donc, La Ligne fera seulement 2 kilomètres de long. Un gros morceau de béton posé dans le désert ? Il y a 4 000 ans, les Égyptiens faisaient mieux.
YouTube (Chronique parue dans l’édition du 27 avril 2024).
Des marchands se sachant chassés
Écoutez, on va le dire simplement : c'est le bordel. Voilà, ça c'est dit. À tel point qu'on ne sait plus très bien qui fait quoi, qui défend qui, qui a commencé. Mais comme d'habitude, l'identité des victimes est en revanche parfaitement claire : les marchands ambulants du Sénégal.
La polémique du moment dans le pays d'Afrique de l'Ouest est l'affaire dite des "déguerpissements". Le terme désigne les opérations de désencombrement de la voie publique qui consistent à faire "déguerpir" par la force les marchands ambulants et leurs étals informels, souvent illégaux. Les uns y voient source de trafics et de gêne pour les riverains —ils n'ont pas tort. Aux yeux des autres, cette pratique ancrée dans l'histoire fait partie intégrante du mode de vie local et limite la misère sociale —ils ont un peu raison.

Depuis les élections du printemps dernier et le départ du Président Macky Sall, les opérations de déguerpissement ont repris brutalement, suscitant colère et révolte. Récemment, un nettoyage en règle du très populaire marché de Colobane à Dakar s'est avéré, pour reprendre les mots de Seneplus, "la goutte d'eau qui a fait déborder le vase de la patience."
Né dans les années 1980, le marché de Colobane n'a jamais cessé de s'étendre, de façon globalement anarchique. C'est aussi ce qui fait son caractère et son image emblématique de la capitale sénégalaise. À Colobane se mêlent honnêtes marchands, foule interlope, curieuses et curieux de tous horizons, sans grand respect pour les plans municipaux ou la circulation urbaine. Récemment, Le Quotidien de Dakar racontait :
Entre un jeune homme à l’avant-bras exhibant des ceintures, un plus vieux tenant un pantalon et un autre, moins discret, qui propose ses articles aux passants, le trottoir n’a d’existence que la portion que les ambulants daignent lui laisser. La route devient trottoir. Voitures et passants se la disputent.
[…]
Colobane n’est pas que marché. C’est d’abord un lieu d’habitation. Seulement le "Market" ne s’est pas contenté d’étendre ses tentacules jusque dans les rues du quartier. Il les a phagocytées de telle sorte que dans l’imaginaire, Colobane équivaut à marché. Dans la rue 45 angle 46, Baye Diaw gère son atelier de menuiserie métallique. La rue est tranquille… maintenant. L’ambiance était tout autre. M. Diaw indique trois endroits dans cette même rue : "C’étaient des bars. Une fois saouls, ceux qui les fréquentaient se bagarraient et dérangeaient notre quiétude. Il a fallu que nous, jeunes habitants de Colobane, nous mobilisions pour tout faire cesser."
[…]
Cette partie de Colobane est désignée sous le nom de Parc à Mazout. Nom venant du terrain en face du marché qui, autrefois, faisait office de lieu de stockage du mazout. Khousse Niang en est le délégué. Le vieillard est à Colobane depuis 1957. Ses mains tremblent, sa vision faible se noie dans un visage lézardé de rides. Mais, sa mémoire reste intacte. Lorsque les jeunes n’ont que des repères relatifs à l’organisation actuelle du marché pour situer une maison, lui donne directement le nom des rues. Une dame, venue acquérir un certificat de résidence, peine à désigner sa rue. Une indication, et le vieux de réciter : "Rue 14, angle Nianghor." L’ancien officier civil de l’Armée se souvient de l’implantation de "quartier baraque" et décrit les avantages qu’il y a à habiter Colobane. "Nous avons une gare, un garage et un marché", dit-il. Le fameux marché qui étouffe le quartier… ou pas. A en croire le délégué, l’un est bien distinct de l’autre.
C'est ce pan d'histoire que les forces de l'ordre sont venues, sinon effacer, au moins éclaircir fin juin… Avec une brutalité qui a choqué dans tout le pays. Au point de justifier la venue sur place, après coup, du Premier Ministre Ousmane Sonko, porteur d'un message d'apaisement au nom du Chef de l'État. Il a cru un temps pouvoir calmer la situation en affirmant : "Le président de la République invite les mairies à assouplir les opérations de déguerpissement et de libération de la voie publique, en privilégiant la communication et le dialogue avec les marchands ambulants".
Mais l'injonction au calme a fait bondir les élus des "communes d'arrondissement" de Dakar. Ils ont immédiatement réagi en pointant une circulaire du ministère de l'Intérieur, datée du 7 mai dernier et reprise dans la presse, qui les enjoint précisément, à l'opposé des mots du Premier Ministre à, certes, "sensibiliser les responsables des marchés sur la nécessité voire l'urgence de contenir les activités marchandes dans les limites autorisées" mais aussi, et surtout, à "initier des actions de désencombrement de la voie publique occupée du fait de ces activités." Les déguerpissements ont donc bien été impulsés par l'État, les maires de communes n'ayant fait qu'obéir : l'inverse exact des propos tenus par le Premier Ministre lors de sa récente visite.
D'ailleurs, ce sont d'abord les élus proches de Sonko (et du parti au pouvoir, le PASTEF, pour "Patriotes Africains du Sénégal pour le Travail, l'Éthique et la Fraternité") qui sont les premiers à être passés à l'action. Les opposants, eux, plaident pour le statu-quo ou, du moins, les accords à l'amiable. C'est le cas par exemple d'un élu de l'arrondissement de la Médina, qui enjoint "le maire de Dakar et des différentes communes [à] se voir pour analyser la situation et ne pas tomber dans le piège du nouveau régime", ajoutant : "Quand je sollicite l’Etat pour désencombrement, ils ne répondent pas et eux, un jour, ils me disent : "Vous avez l’aide de l’Armée et de la police pour des opérations de déguerpissement". J’ai refusé parce que je gère la situation et [que] les ambulants ne dérangent pas, à part quelques problèmes que je suis en train de régler amicalement".
La crise ne fait visiblement que commencer. Dès le lendemain de la visite du ministre, en contradiction avec son discours, les déguerpissements ont repris à Colobane, comme a pu le constater RFI, qui a interviewé le directeur des services techniques de la commune : "Selon lui, la visite et les promesses du Premier ministre ne justifient pas de suspendre les déguerpissements. "Tant que l’on est dans la légalité, on le fait. Une mairie a ses prérogatives. On fait ce que l’on devait faire. On a les papiers, on a averti ceux qu’il fallait avertir. Les gens ne peuvent pas s’implanter dans la chaussée, c’est impossible. On ne peut pas accepter cela", déclare-t-il."
Le tout a pour toile de fond l'accession au pouvoir du PASTEF après 12 ans de pouvoir de Macky Sall. Ce dernier, qui a tenté un temps de se représenter en violation de la Constitution, n'a pas franchement donné le bon exemple, en matière de respect de la parole donnée ou même tout simplement de légalité. Il a plus d'une fois instrumentalisé la justice et emprisonné les voix trop bruyantes —à commencer par celle de l'actuel Premier Ministre, longtemps son principal opposant, qui devait se présenter à la Présidence, mais fut rendu inéligible au terme d'une procédure juridique rocambolesque. L'instrumentalisation de la Justice était devenue une politique à part entière du régime de Macky Sall.
Un désordre permanent au sommet de l'État qui, c'est le paradoxe, n'est pas sans rappeler l'insouciance aussi dangereuse que joyeuse que l'on peut constater au marché de Colobane (que je parie impossible à effacer). Comme le concluait Le Quotidien dans son reportage sur les premières opérations de déguerpissement :
"Entre les marchands d’illusions, ceux qui vendent sur les trottoirs et les boutiques ou encore les pickpockets, Colobane garde ce mélange d’un peu de tout qui a fait et continue de faire sa renommée".
Le Quotidien de Dakar (Chronique parue dans l’édition du 6 juillet 2024).
Brian is in the Casbah
"Ce n'est pas qu'une tendance. Les générations qui arrivent seront toutes anglophones. Les Algériens se détachent toujours plus du français, que même la jeunesse voit comme la langue des colons", affirme Rafik Hanine, libraire à Alger.

Selon un rapport de l'Organisation Internationale de la Francophonie de 2022, près de 15 millions d'Algériens parlent encore le français. Mais c'est une langue qui se perd à grande vitesse au profit de l'anglais, nous explique The New Arab. La publication est allée le constater en faisant un tour dans les librairies qui délaissent de plus en plus, comme le résume son titre, “Molière au profit de Shakespeare”. À Amirouche, un quartier de la capitale, c'est d’ailleurs le nom de l'échoppe ouverte en 2023 par Rafik Hanine : la librairie Shakespeare. Ou plus exactement : The Shakespeare Bookstore. Rafik s'est lancé dans le business dès 2015 avec une page Facebook, "pour remplir un vide du marché", écrit The New Arab, "marché dans lequel les livres en anglais sont difficiles à trouver et principalement commandés en ligne". Moins de dix ans plus tard, les temps ont bien changé : "Au début", explique Hanine, "nous avions une section dédiée aux ouvrages en langue arabe et une à ceux en français. Mais nous avons dû nous en débarrasser pour faire de la place à l'anglais, puisqu'elles n'ont jamais attiré les clients".
L'éditrice Dalila Nadjem a aussi pris bonne note du phénomène. Pour elle, il y a eu un vrai changement à partir de 2015, quand sont arrivées sur le territoire les plateformes de streaming comme Netflix ou Prime. Elle est aussi propriétaire d'une librairie, le Point-Virgule, et se souvient : "Beaucoup de jeunes gens, étudiantes et étudiants, cherchaient les romans qui avaient inspiré leurs adaptations favorites. Donc j'ai créé une section en langue anglaise spécialement à leur attention."
L'an dernier, elle a même publié un livre écrit en anglais par un jeune Algérien de 34 ans, Hamza Koudri. Sand Roses raconte l'histoire de deux danseuses d'une tribu nomade qui se retrouvent embringuées dans la lutte pour l'indépendance et la résistance contre les Français. Paru simultanément en Algérie et au Royaume-Uni, disponible en Afrique du Sud, sur Amazon et prochainement au Nigeria, "c'est un grand succès, même si Hamza refuse de l'admettre, trop modeste". Il constate malgré tout que son travail répond à l'enthousiasme des nouvelles générations pour l'anglais, tout comme il se réjouit que cette façon de faire lui permette d'aller à la rencontre d'un public plus large : "Les étrangers apprécient aussi de pouvoir en apprendre plus sur la culture algérienne grâce à la fiction. Je reçois des messages du monde entier", note-t-il.
Accompagnant cette tendance, le gouvernement a même réformé son système éducatif en 2022 : jusque-là, le français était la seule langue étrangère que l'on pouvait apprendre dès l'école primaire. L'anglais est désormais une seconde possibilité. Pour la langue de Molière, the worm is in the fruit.
The New Arab (Chronique parue dans l’édition du 15 juin 2024).
Le Soudan film aussi
Merci, oh merci Egyptian Streets, pour cet article qui rappelle qu'au Soudan, on sait faire autre chose que s'entretuer. En l'occurrence : filmer. S'appuyant sur la toute récente participation de Goodbye Julia de Mohamed Kordofani au Festival de Cannes, pour la première fois dans l’histoire du pays (dans la sélection Un Certain Regard), le site nous propose sa propre sélection de réalisateurs à suivre, et de films à voir.
Ses choix, tous intrigants, vont du documentaire Talking about Trees, sur la scène artistique face à l’islamisme, à l'angoissant et empathique You will die at twenty, en passant par le court-métrage Al-Sit, sur un mariage forcé. Au total, cinq œuvres "qui ont fait des vagues dans les festivals internationaux, au cours des quatre dernières années, et qui racontent au reste du monde des histoires vraies de ce pays", résume joliment le média égyptien, ajoutant avec un sain optimisme : "Bien qu'il s'agisse des premiers à atteindre la reconnaissance mondiale, il est permis d'espérer que ce ne seront pas les derniers à surgir de la scène artistique soudanaise, particulièrement résiliente."
Egyptian Streets (Chronique parue dans l’édition du 10 juin 2023).
La vie devant soi

Vous êtes mercenaire et vous ne savez pas quoi faire ? Vous comptiez rejoindre Wagner, mais ses récents déboires vous font hésiter à entrer dans la carrière ?
Pas de panique. Le maréchal Al-Sissi, l'autocrate borné de l'Égypte, a une solution pour vous : Falcon, le groupe de sécurité privé qui vous garantit de vous salir les mains, tout en vous enrichissant !
Falcon, qui réunit sept entreprises, est né au Caire en 2006. Mais, s'inquiète le Middle East Monitor, son importance n'a cessé de croître depuis le coup d'État de 2013, qui a porté au pouvoir Al-Sissi, alors ministre de la Défense. Son rôle dans la lutte contre les opposants au putsch, et dans le verrouillage des élections présidentielles qui ont suivi début 2014 (emportées de justesse par le maréchal, avec à peine 96 % des voix), n'était pas déjà joli-joli. Sa répression féroce des universités, et l'arrestation d'étudiants par centaines, notamment, a tragiquement marqué l'histoire du pays.
Mais de récents développements laissent penser que de nouvelles perspectives attendent l'officine sécuritaire qui emploie, à ses postes-clés, des retraités de l'armée, des Renseignements ou de la police. Le Monitor voit 4 étapes dans la mise sur orbite du Falcon Group, en tant qu'entité pivot de sa sécurité intérieure et de son influence internationale.
Première étape : en août 2014, Falcon inaugure un service d'"Intervention et Soutien Rapides", alors que l'hostilité au coup d'État encore récent traverse toujours le pays. Cette nouveauté autorise non seulement l'entreprise à utiliser des armes militaires, ainsi que des technologies sophistiquées de surveillance, mais en fait aussi un agent de répression parallèle aux services du ministère de l'Intérieur.
Passons rapidement sur les deux stades suivants relevés par le journal (la promulgation en 2015 d'une loi pour réglementer les sociétés militaires privées, particulièrement avantageuse envers Falcon, puis les signatures de partenariats internationaux avec des boîtes de mercenaires russes, américaines et britanniques), pour nous attarder sur la récente vente du groupe à Sabri Nakhnoukh. Un drôle de numéro, ce Naknhouk.
Surnommé par la presse "le Président de la République des Crapules", Nakhnouk, qui s'est enrichi dans les casinos, le BTP, l'extorsion et la location de ses hommes de main au gouvernement d'Hosni Moubarak pour réprimer le printemps arabe de la place Tharir, avait été arrêté dans sa villa de luxe en 2012. Il purgeait une peine de 25 ans de prison quand Al-Sissi a choisi de le gracier en mai 2018. Et d'en faire, donc, le PDG de Falcon Group.
"Un deal d'autant plus suspect", note le Monitor, "que le groupe, qui détient plus de 60 % des parts de marché dans le secteur de la sécurité et du gardiennage, a été cédé pour à peine 97 000 dollars", une bouchée de pain.
Une vente qui tombe à pic pour Al-Sisi, qui s'est déclaré partant pour un troisième mandat et semble plus que jamais en roue libre. Face au presque 40 % d'inflation qui ronge l'Égypte, il a répondu, lors d'une conférence publique de trois jours appelée "L'Histoire d'une Nation" : "Si le prix à payer pour le progrès, la prospérité et le développement, ce sont la faim et les manques, ne dites jamais "Je préfèrerais manger". Je le jure devant Dieu : si, pour le progrès, pour la prospérité, la nation doit cesser de manger et de boire, comme c'est le cas ailleurs, alors elle ne mangera pas, ni ne boira."
Si si, pour de vrai : la déclaration est citée ici par France 24 (qui relève qu'il a comparé la situation de son pays à celle de la Chine maoïste, laquelle selon lui ne serait pas devenue une grande puissance sans le sacrifice de 25 millions de personnes mortes de faim)… Elle est même visible, en vidéo, là.
L'idée semble bien sûr d'ajouter à l'appareil répressif les repris de justice et les méthodes de voyou (littéralement) qu'apprécie tant Nakhnouk. Mais également de renforcer l'influence internationale de la nation égyptienne, en clonant les pratiques les moins reluisantes de la Russie er de Wagner. C'est-à-dire, notamment, en dédouanant de fait le président égyptien de toute exaction que pourrait commettre cette bande armée, pourtant à ses ordres, sur le territoire national comme sur les terres étrangères : les pays voisins pourraient être tentés d'employer Falcon à leurs propres fins, par exemple pour intervenir sans avoir l'air d'y toucher dans les conflits régionaux, comme au Soudan, où les Émirats Arabes Unis jouent un rôle actif dans la guerre civile toujours en cours (le pays islamique détient 25 % de la Commercial International Bank, qui possède le groupe).
Pour conclure, je voulais ajouter un lien permettant d’acheter des actions de Bacardi-Martini, tant il apparaît que James Bond va avoir besoin de quelques doses de son cocktail préféré dans les années qui viennent. Malheureusement, ce n’est pas une société cotée en bourse.
Voici donc plutôt de quoi investir dans les olives, qui sont meilleures à la santé et sans lesquelles il n’est pas de Martini Dry digne de ce nom.
Middle East Monitor (Chronique parue dans l’édition du 21 octobre 2023).
Au Nigéria, le corps en héritage
"En juin 2020, la vidéo d'un enfant de 11 ans, Anthony Mmesoma Madu, qui dansait dans une cour intérieure trempée de pluie, fit le tour d'Internet", écrit la plateforme “d'art contemporain et d'expression visuelle” This is Colossal. "Une démonstration de ce qu'il avait appris à la Leap of Dance Academy. Basée à Ajangbadi Ojo, une banlieue de Lagos au Nigéria, cette école de ballet s'est alors faite connaître à l'international, et du grand public."
La Leap of Dance Academy est la création de Daniel Ajala, qui proposait gratuitement ses cours de danse classique, après s'être lui-même formé grâce à YouTube. Une histoire suffisamment inspirante aux yeux de Jacob Krupnick, documentariste new-yorkais, pour qu'il lui consacre un film, Then Comes the Body, un court-métrage dont la première aura lieu au Festival du Film de Tribeca en juin prochain.
La bande-annonce, gracieuse évidemment, touchante bien entendu, et tout simplement fascinante, est elle déjà visible en ligne.
C’est quand même têtu, la vie.
This is Colossal (Chronique parue dans l’édition du 3 mai 2023).
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