Chère lectrice, cher lecteur,
permettez-moi de vous souhaiter un très bon week-end en compagnie, cette semaine, de marchands étant chassés, d’un sumo en forme, de touristes en quête de frais, d’art moderne, de banquiers chiffons, de Banksy, de Kowloon et d’une autre planète.
Très bonne lecture,
la conscience artificielle de votre téléscripteur favori.
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La mousse de la semaine
Du Vert pour la Rouge
Je ne sais pas si vous avez remarqué mais, alors que la campagne électorale bat son plein, pas un parti ne s'est prononcé sur la terraformation de Mars. Vous aussi, ça vous choque ? Non ? Pourtant, un progrès remarquable a été accompli dans le domaine, cette semaine, grâce évidemment à une équipe de scientifiques chinois.
Terraformer une planète, c'est la rendre habitable par des êtres humains. Essentiellement en reproduisant les processus qui furent à l'œuvre sur Terre il y a des milliards d'années. Longtemps, celle-ci n'était guère qu'un bout de roche flottant dans l'espace. Mais peu à peu, l'eau est apparue, puis la végétation, laquelle rendit possible la vie dans les océans, et enfin à l'air libre, devenu respirable et accueillant par la magie de la photosynthèse. Tout cela fut évidemment fort long à l'échelle d'une vie humaine. C'est ça qui est beau. C'est ça qui est poétique dans la terraformation : la perspective de laisser faire la nature, de lui laisser prendre tous les âges géologiques dont elle aura besoin pour que, dans des centaines de millions d'élections législatives, l'on puisse enfin vivre ailleurs sans crainte de conditions climatiques insoutenables.
Mais par quoi commencer ? Elon Musk a fameusement proposé de faire sauter des bombes atomiques sur les pôles (de Mars, sur les nôtres il ne le suggérera qu'à la prochaine pandémie, je suppose), histoire de déclencher une réaction en chaîne qui pourrait bien tourner, ou pas (mais ça pourrait difficilement être pire que ce que l'on a aujourd'hui sur la planète rouge, notez bien). Les savants chinois ont eux une piste un peu plus sérieuse : la mousse.
Car terraformer une planète, c'est essentiellement induire un cycle vertueux qui finisse par produire une atmosphère respirable et un climat hospitalier. L'une des possibilités serait donc d'introduire de premiers végétaux qui puissent vivre sur la planète telle qu'elle est aujourd'hui et, là encore grâce à la photosynthèse, générer un écosystème tout entier. Mais rien ne peut pousser, évidemment, sur Mars. Sauf Syntrichia Caninervis, une mousse adaptée aux environnements extrêmes ("des déserts tibétains à l'Antarctique", note Space). Une mousse à laquelle l'équipe scientifique a fait passer les tests les plus sévères.
"Les chercheurs", résume le magazine scientifique, "ont soumis S. Caninervis aux conditions que l'on trouve généralement sur Mars : de hautes doses de radiations gamma, peu d'oxygène, un froid et une sécheresse extrêmes. Ils observent que cette plante survit à la conjonction de ces caractéristiques et s'avère même capable, après avoir perdu 98 % de son eau, de rebondir en quelques secondes. "Sécher sans mourir", résument-ils. Plus fascinant encore est que la plante a pu renaître et pousser après avoir été stockée dans un congélateur à -80° C pendant 5 ans, ou dans du nitrogène liquide (-195,8°C) pendant un mois." Les résultats sont tout aussi impressionnants quand il s'agit de résister aux rayons cosmiques (mortels sur Mars, et dont nous sommes protégés par notre champ magnétique) ou à l'absence d'oxygène.
En fait, apprend-on, les mousses semblent avoir été, justement, les premiers végétaux à apparaître sur Terre. Ce qui expliquerait que soient encodés, dans leurs gènes, toute une batterie de processus leur permettant de résister à un monde si insupportable.
Mais Space a le mérite d'aller un cran plus loin. En posant la question de l'éthique d'une telle démarche. On peut en effet s'interroger sur sa faisabilité, sur sa nécessité, sur son intérêt… Mais si l'on commençait, pour une fois, et parce que Mars est parfois vue comme la possibilité de bâtir un monde meilleur, utopique, par se demander s'il serait juste de la transformer à notre image ?
Le dilemme tient en quelques mots, comme l'explique une astrophysicienne de la NASA, Erika Nesvold, dans son article The Thorny Ethics of Planetary Engineering cité par Space :
"Le but de la terraformation est de créer intentionnellement un écosystème entier, à l'échelle globale. Cela reviendrait plus que probablement à détruire un écosystème existant […]. Cette technologie pourrait s'avérer faisable avant même que nous ayons pu déterminer avec certitude si, oui ou non, il existe de la vie extra-terrestre sur la planète ou la lune que nous souhaitons transformer."
En général, je garde ce genre de réflexions lunaires (pardon pour le jeu de mots) pour la fin de L'Édition du Week-end. Mais dans les temps troublés que nous vivons, cela m'apparaît pourtant bienvenu, si ce n'est indispensable, d'ouvrir là-dessus. Car, voyez-vous, je crois profondément qu'un truc qui nous tue, toutes et tous, en tant que société, c'est le manque d'imagination. Nos débats politiques, nos traitements médiatiques, nos programmes n'ont pas ou si peu changé depuis 30 ans. Voire depuis la guerre froide. Alors qu'il y a tant et tant d'autres questions à se poser. Alors qu'il faut sortir des équations mortifères qui se referment chaque jour un peu plus sur nous comme autant d'étaux. Tant de nœuds gordiens qui nous lient, qui demandent donc une pensée latérale, une autre façon de voir, pour être tranchés.
Il faudra de l'imagination pour penser, par exemple, une VI° République qui ne permette plus jamais de nous trouver dans cette situation si pathétique. D'ailleurs, je dis ça je dis rien, si jamais l'on se trouvait avec une Assemblée bloquée, plutôt que ne rien faire pendant un an, pourquoi ne pas en profiter pour l'écrire, cette nouvelle Constitution, plus horizontale, plus participative, moins solitaire et plus respectueuse des libertés individuelles, de la démocratie et de la séparation des pouvoirs, avant qu'il ne soit trop tard ? Ou pourquoi pas rouvrir les cahiers de doléance des Gilets Jaunes, par exemple ? Ou, je ne sais pas, moi…
Non justement : je ne sais pas. Je ne sais pas car je n'ai pas l'imagination que procure spontanément l'intelligence, quand elle est collective. Je ne sais pas mais, tiens… dans Hypérion, le livre de science-fiction culte des années 1990, le débat qui divise la société est devenu : "Doit-on adapter le monde à nos besoins, ou nous adapter à ce qu'il est ?". Il fait vivre et toucher, justement, cet enjeu lointain voire irréel de la terraformation avec toute l'acuité que peut avoir pour nous la future loi de lutte contre le chômage.
Je ne dis pas, évidemment, que j'aurais souhaité voir cette question s'inviter dans la campagne, je ne dis pas que la voir posée aiderait, en aucune manière, à résoudre nos divisions, nos enjeux économiques, écologiques, sociaux ou de sécurité. Je dis juste que Hypérion, c'est ma façon à moi de me rappeler qu'une autre pensée est possible, que d'autres mondes sont possibles. De réveiller et d'entretenir mon imagination, quand le débat de société semble se résumer à "Sur qui on va taper aujourd'hui et avec quelle force ?"
N'oublions pas d'entretenir notre imagination. Elle est un muscle. Toutes les astuces sont bonnes pour ça. Tous les arts. Tous les temps, tous les tempos. Elle est un muscle et chaque jour qui passe la rend un peu plus nécessaire.
Votre horoscope tribal
Le signe de la semaine : Marchand
Écoutez, on va le dire simplement : c'est le bordel. Voilà, ça c'est dit. À tel point qu'on ne sait plus très bien qui fait quoi, qui défend qui, qui a commencé. Mais comme d'habitude, l'identité des victimes est en revanche parfaitement claire : les marchands ambulants du Sénégal.
La polémique du moment dans le pays d'Afrique de l'Ouest est l'affaire des "déguerpissements". Le terme désigne les opérations de désencombrement de la voie publique qui consistent à faire "déguerpir" par la force les marchands ambulants et leurs étals informels, souvent illégaux. Les uns y voient source de trafics et de gêne pour les riverains —ils n'ont pas tort. Pour les autres, cette pratique ancrée dans l'histoire fait partie intégrante du mode de vie local et limite la misère sociale —ils ont un peu raison.
Depuis les élections du printemps dernier et le départ du Président Macky Sall, les opérations de déguerpissement ont repris brutalement, suscitant colère et révolte. Récemment, un nettoyage en règle du très populaire marché de Colobane à Dakar s'est avéré, pour reprendre les mots de Seneplus, "la goutte d'eau qui a fait déborder le vase de la patience."
Né dans les années 1980, le marché de Colobane n'a jamais cessé de s'étendre, de façon globalement anarchique. C'est aussi ce qui fait son caractère et son image emblématique de la capitale sénégalaise. À Colobane se mêlent honnêtes marchands, foule interlope, curieuses et curieux de tous horizons, sans grand respect pour les plans municipaux ou la circulation urbaine. Récemment, Le Quotidien de Dakar racontait :
"Entre un jeune homme à l’avant-bras exhibant des ceintures, un plus vieux tenant un pantalon et un autre, moins discret, qui propose ses articles aux passants, le trottoir n’a d’existence que la portion que les ambulants daignent lui laisser. La route devient trottoir. Voitures et passants se la disputent.
[…]
Colobane n’est pas que marché. C’est d’abord un lieu d’habitation. Seulement le "Market" ne s’est pas contenté d’étendre ses tentacules jusque dans les rues du quartier. Il les a phagocytées de telle sorte que dans l’imaginaire, Colobane équivaut à marché. Dans la rue 45 angle 46, Baye Diaw gère son atelier de menuiserie métallique. La rue est tranquille… maintenant. L’ambiance était tout autre. M. Diaw indique trois endroits dans cette même rue : "C’étaient des bars. Une fois saouls, ceux qui les fréquentaient se bagarraient et dérangeaient notre quiétude. Il a fallu que nous, jeunes habitants de Colobane, nous mobilisions pour tout faire cesser."
[…]
Cette partie de Colobane est désignée sous le nom de Parc à Mazout. Nom venant du terrain en face du marché qui, autrefois, faisait office de lieu de stockage du mazout. Khousse Niang en est le délégué. Le vieillard est à Colobane depuis 1957. Ses mains tremblent, sa vision faible se noie dans un visage lézardé de rides. Mais, sa mémoire reste intacte. Lorsque les jeunes n’ont que des repères relatifs à l’organisation actuelle du marché pour situer une maison, lui donne directement le nom des rues. Une dame, venue acquérir un certificat de résidence, peine à désigner sa rue. Une indication, et le vieux de réciter : "Rue 14, angle Nianghor." L’ancien officier civil de l’Armée se souvient de l’implantation de "quartier baraque" et décrit les avantages qu’il y a à habiter Colobane. "Nous avons une gare, un garage et un marché", dit-il. Le fameux marché qui étouffe le quartier… ou pas. A en croire le délégué, l’un est bien distinct de l’autre".
C'est ce pan d'histoire que les forces de l'ordre sont venues, sinon effacer, au moins éclaircir fin juin… Avec une brutalité qui a choqué dans tout le pays. Au point de justifier la venue sur place, après coup, du Premier Ministre Ousmane Sonko, porteur d'un message d'apaisement au nom du Chef de l'État. Il a cru un temps pouvoir calmer la situation en affirmant : "Le président de la République invite les mairies à assouplir les opérations de déguerpissement et de libération de la voie publique, en privilégiant la communication et le dialogue avec les marchands ambulants".
Mais l'injonction au calme a fait bondir les élus des "communes d'arrondissement" de Dakar. Ils ont immédiatement réagi en pointant une circulaire du ministère de l'Intérieur, datée du 7 mai dernier et reprise dans la presse, qui les enjoint précisément, à l'opposé des mots du Premier Ministre à, certes, "sensibiliser les responsables des marchés sur la nécessité voire l'urgence de contenir les activités marchandes dans les limites autorisées" mais aussi, et surtout, à "initier des actions de désencombrement de la voie publique occupée du fait de ces activités." Les déguerpissements ont donc bien été impulsés par l'État, les maires de communes n'ayant fait qu'obéir : l'inverse exact des propos tenus par le Premier Ministre lors de sa récente visite.
D'ailleurs, ce sont d'abord les élus proches de Sonko (et du parti au pouvoir, le PASTEF, pour "Patriotes Africains du Sénégal pour le Travail, l'Éthique et la Fraternité") qui sont les premiers à être passés à l'action. Les opposants, eux, plaident pour le statu-quo ou, du moins, les accords à l'amiable. C'est le cas par exemple d'un élu de l'arrondissement de la Médina, qui enjoint "le maire de Dakar et des différentes communes [à] se voir pour analyser la situation et ne pas tomber dans le piège du nouveau régime", ajoutant : "Quand je sollicite l’Etat pour désencombrement, ils ne répondent pas et eux, un jour, ils me disent : "Vous avez l’aide de l’Armée et de la police pour des opérations de déguerpissement". J’ai refusé parce que je gère la situation et [que] les ambulants ne dérangent pas, à part quelques problèmes que je suis en train de régler amicalement".
La crise ne fait visiblement que commencer. Dès le lendemain de la visite du ministre, en contradiction avec son discours, les déguerpissements ont repris à Colobane, comme a pu le constater RFI, qui a pu interviewer le directeur des services techniques de la commune : "Selon lui, la visite et les promesses du Premier ministre ne justifient pas de suspendre les déguerpissements. "Tant que l’on est dans la légalité, on le fait. Une mairie a ses prérogatives. On fait ce que l’on devait faire. On a les papiers, on a averti ceux qu’il fallait avertir. Les gens ne peuvent pas s’implanter dans la chaussée, c’est impossible. On ne peut pas accepter cela", déclare-t-il."
Le tout a pour toile de fond l'accession au pouvoir du PASTEF après 12 ans de pouvoir de Macky Sall. Ce dernier, qui a tenté un temps de se représenter en violation de la Constitution, n'a pas franchement donné le bon exemple, en matière de respect de la parole donnée ou même tout simplement de légalité. Il a plus d'une fois instrumentalisé la justice et emprisonné les voix trop bruyantes —à commencer par celle de l'actuel Premier Ministre, longtemps son principal opposant, qui devait se présenter à la Présidence, mais fut rendu inéligible au terme d'une procédure juridique rocambolesque. L'instrumentalisation de la Justice était devenue une politique à part entière du régime de Macky Sall.
Un désordre permanent au sommet de l'État qui, c'est le paradoxe, n'est pas sans rappeler l'insouciance aussi dangereuse que joyeuse que l'on peut constater au marché de Colobane (que je parie impossible à effacer, si je puis me permettre). Comme le concluait Le Quotidien dans son reportage consécutif aux premières opérations de déguerpissement :
"Entre les marchands d’illusions, ceux qui vendent sur les trottoirs et les boutiques ou encore les pickpockets, Colobane garde ce mélange d’un peu de tout qui a fait et continue de faire sa renommée".
Sumo
"Météoritique" : c'est le terme employé par le quotidien japonais Mainichi pour décrire l'ascension de Onosato Daiki, sumotori prodige de 24 ans.
Au Japon, la saison de lutte bat son plein. Organisée en 6 tournois de 15 jours chacun, elle voit, à l'issue de chaque événement, les classements bouger en fonction des prouesses des combattants. L'enjeu, pour eux, est de s'élever dans les Sanyaku, les grades de la première division. On entre dans cette hiérarchie prestigieuse en atteignant le titre de maegashira, puis on devient komusubi, sekiwake, ozeki et enfin, peut-être, yokozuna. Ce dernier est acquis à vie et signifie en français, si je ne me trompe pas, "Zidane".
Ce mois de mai à Tokyo, le jeune Onosato, "pour la première fois avec les cheveux assez longs pour arborer le chignon traditionnel", a emporté 12 victoires pour 3 défaites et, arrivé komusubi, s'est déjà hissé au rang suivant de sekiwake. "Il entre dans le livre des records", note le quotidien, "en emportant sa première Coupe de l'Empereur au Grand Tournoi de l'Été plus rapidement que tout autre champion entré comme komusubi dans la compétition. C'était sa première rencontre avec l'élite des sanyaku […], et seulement sa septième participation au total".
Un score qui, selon les critères de l'Association Japonaise du Sumo, lui a donc permis de devenir sekiwake : depuis le 1° juillet, un seul rang le sépare du firmament de son sport. Sur la photo plus haut (où il ne fait ni son mètre 92, ni ses 181 kilos), on le voit ainsi pointer du doigt son nom, et son nouveau grade, désormais inscrit dans son club de la ville d'Anjo. C'est la seule célébration qu'il devrait s'accorder : deux semaines plus tard, à partir du 14 juillet, il s'engagera dans le tournoi de Nagoya. Lors de celui-ci, et sous réserve "d'une autre performance éblouissante", il pourrait encore grimper d'un rang, s'enthousiasme le journal, et devenir ozeki —le sommet de la pyramide avant l'entrée dans l'immortalité des yokozuna. Il ne cache d'ailleurs pas son ambition de poursuivre son ascension, comme il l'a expliqué dans une récente conférence de presse : "Je veux continuer à donner le meilleur, sans jamais baisser la garde".
La saison sera historique pour une autre raison : ce sera la dernière fois que le championnat de Nagoya se tiendra à la Dolphins Arena (entre 4 000 et 7 000 sièges selon la configuration), pour se déplacer à la bien plus imposante IG Arena, qui compte 17 000 places réparties sur 5 étages.
Un écrin financé en partie, comme son nom l'indique, par le groupe britannique IG, leader mondial du trading en ligne. Une discipline dans laquelle, c'est notable, on ne retrouve aucune trace de l'honneur qui a fait la légende de cet art martial millénaire.
Touriste
Le changement, c'est maintenant. Le changement climatique, évidemment. Il ne faut pas chercher bien longtemps pour en constater les effets délétères (principalement, en ce moment, en Californie, en Inde et au Pakistan). Mais dans l'immédiat, le bouleversement planétaire profite encore à quelques-uns.
Les bénéficiaires du réchauffement, ce ne sont pas seulement les vendeurs de bunkers et de climatisation, mais aussi les Scandinaves. Tous les Scandinaves ? Oui, tous et toutes. Grâce à un bond économique spectaculaire qui se confirme pour la deuxième année consécutive, dû aux nouvelles habitudes touristiques de la reprise post-Covid. Au revoir Italie, Grèce, Croatie, où les chaleurs estivales deviennent insoutenables (Athènes est même obligée de fermer régulièrement son Acropole en pleine saison pour éviter les insolations massives). Bonjour Suède, Finlande, Norvège. Un mode de voyage résumé par le raccourci de "coolcation' contraction de "cool", frais et "location", lieu.
Le fait que les médias aient le besoin d'inventer un mot pour décrire une tendance n'est pas, rappelons-le, une preuve de sa réalité (loin s'en faut, le plus souvent). Mais les chiffres officiels confirment ce changement de paradigme, comme le relève Fortune : en Scandinavie, l'industrie touristique a affiché + 6 % en 2023, soit 124 milliards de dollars de recettes pour la région. Et ça continue, à en croire les business "nordiques" contactés par le magazine économique : + 27 % de réservations cet été, par rapport à l'an dernier, pour le réseau Virtuoso, qui regroupe 20 000 opérateurs de luxe (et + 47 % pour la seule Suède). Le moteur de recherche spécialisé dans les transports, KAYAK, relève également une augmentation "à deux chiffres" pour les destinations au Danemark, en Norvège, en Suède (au départ du Royaume-Uni). Les causes ne sont pas à chercher bien loin : un sondage portant sur 9 000 individus dans 7 pays d'Europe révèle que près de la moitié des personnes interrogées ont connu un épisode climatique extrême, comme une vague de chaleur, durant leurs vacances l'année dernière. Parmi celles-ci, les deux tiers disent avoir adapté leurs habitudes de voyage et de réservation en conséquence.
Le correspondant de Fortune le constate partout où il met les pieds. C'est cette famille indienne qui dit être venue chercher "la fraîcheur" au Danemark —"chez nous, il fait 50, 52° C". C'est cette autre famille d'Arabie Saoudite, venue profiter d'un modeste 26° C à Oslo, après avoir, des années durant, passé l'été dans le sud de l'Europe —"on s'est beaucoup amusé en Suisse l'an dernier, mais il faisait trop chaud". C'est ce chauffeur de taxi qui constate "beaucoup plus de gens qui fuient le climat de chez eux, d'Amérique du Sud ou des États les plus chauds des États-Unis". C'est cet immigrant du Bangladesh qui, depuis 10 ans, vend des babioles pour touristes dans sa boutique (casquettes, mugs, aimants à frigo…) et estime à + 15 % la hausse de son chiffre d'affaires sur la saison. C'est un ingénieur japonais qui passe 5 jours à Stockholm avec son compagnon.
Mais pour lui, l'avenir est plus sombre : il déplore être contraint d'aller passer, dans quelques jours, toute une semaine pour une conférence professionnelle en enfer. À Athènes plus précisément. Dès lundi, après plusieurs jours à 32°C, le thermomètre devrait grimper à 36°C, et monter à 37° C pour le week-end. C'est chaud.
Moderne
"Compliqué". C'est le mot pudique utilisé pour décrire le début du vingtième siècle en Ukraine par le catalogue d'une exposition consacrée à l'art moderne du pays. "Il y avait en arrière-plan l'effondrement des empires, la Première Guerre Mondiale, la lutte pour l'indépendance et le rattachement à l'URSS". Pas simple, en effet.
Là-bas comme ailleurs, ce fut aussi une époque d'essor scientifique et culturel, d'inventivité artistique, de curiosité intellectuelle. En témoigne l'exposition Dans l'œil du cyclone, le modernisme en Ukraine, 1900-1930. D'abord créée en Espagne, puis présentée en Belgique, la voici qui s'installe à la Royal Academy de Londres jusqu'à la mi-octobre. 70 œuvres sont exposées : "peintures à l'huile, croquis, collages, scénographies. La plupart sont des prêts du Musée d'Art National d'Ukraine et du Musée du Théâtre, de la Musique et du Cinéma Ukrainiens, afin de les protéger de l'invasion du pays par la Russie", rappelle The Art Wolf.
Le site de la Royal Academy permet de prendre ses billets en ligne mais ne propose pas d'aperçu des pièces exposées. Heureusement, le Thyssen à Madrid, qui a conçu le parcours, nous permet (ici) de jeter un œil à quelques œuvres et de nous familiariser avec des noms encore méconnus sous nos cieux : Oleksandr Bohomazov, Vasyl Yermilov, Viktor Palmov, Anatol Petrytskyi. "Est aussi explorée", ajoute le musée, "la polyphonie des styles et des identités, comme les peintures néo-byzantines des adeptes de Mykhailo Boichuk ou les travaux expérimentaux de la Kultur Lige, qui cherchaient à promouvoir, respectivement, une certaine vision de l'art contemporain et de la culture Yddish."
L'image en illustration, Carousel, date de 1921. Elle est signée Davyd Burliuk. Né à Lebedyn en 1882 (alors intégrée à l'Empire russe et aujourd'hui sur le territoire ukrainien), il est un des fondateurs, à Kyiv en 1907, du mouvement d'avant-garde Zveno ("le lien"). Il plonge ensuite dans le cubisme et le futurisme, où il excellera. Après la mort de son frère sur le front grec de la Première Guerre Mondiale, et face à la persécution toujours plus dure des anarchistes par le régime stalinien, il décide de fuir l'URSS. Il lui faudra 5 ans pour rejoindre les USA, via la Sibérie, le Japon et le Canada. Il mourut paisiblement dans un hôpital new-yorkais le 15 janvier 1967. La veille, 20 000 hippies s'étaient réunis à San Francisco pour écouter Allen Ginsberg, Jerry Rubin et Tim Leary lancer l'idée d'une révolution de la pensée qu'ils espéraient voir accoucher de la paix mondiale. C'était le début d'une autre avant-garde, d'un autre rêve. Ne reste qu'à savoir s'il sera le dernier ou l'avant-dernier à atteindre, ne serait-ce que pour quelques années, ses objectifs d'un monde meilleur.
Royal Academy via The Art Wolf
Mode
Barclays VS. le monde
Mauvais début de journée, ce premier juillet, pour certains banquiers de la City. Je pense à celles et ceux qui travaillent pour Barclays et qui se rendaient au All England Lawn Tennis and Croquet Club pour assister au début du tournoi de Wimbledon, dont la banque d'affaires est partenaire.
Les attendait une petite surprise préparée par le collectif artistique Brandalism (jeu de mot entre "vandalisme" et "brand", qui signifie "marque") : plus de 300 affiches publicitaires avaient été recouvertes de créations originales et militantes qui attaquaient en règle le partenariat Wimbledon-Barclays. Et ce tout autour du club, dans le métro, par les rues et sur les abris-bus (le club, le "Tube", les abris-bus : ça ferait une bonne chanson de Gainsbourg, ça). Avec des slogans aussi sympathiques que "Barclays-Wimbledon : un match en double contre le climat". Voire : "Du réchauffement climatique à Gaza, nous faisons une tuerie".
Il faut préciser que la pression montait depuis plusieurs semaines pour que les organisateurs de l'événement se séparent de Barclays, l'un de leurs plus gros sponsors. Décision difficile : l'accord rapporte au tournoi 20 millions de Livres par an.
Mais il rapporte aussi, maintenant, outrages, pétitions et lettres ouvertes. D'abord parce que Barclays s'avère, en Europe, être le plus gros contributeur à l'industrie des énergies fossiles. Depuis 2016, elle a investi 235 milliards d'euros dans le secteur. Ensuite parce que son autre grande passion, c'est le commerce des armes. Elle posséderait pour environ 2 milliards de Livres en actions "dans 8 entreprises qui fournissent armement, matériel et autres équipements militaires à Israël", croit savoir le Guardian. Alors que les critiques sont chaque jour plus vocales et internationales sur ce qui se passe à Gaza, dont la méthode fait douter jusqu'à l'état-major de Tsahal, ça passe, disons, mal.
La banque a aussitôt tenu à préciser que, à ses yeux, cette façon de présenter les choses est trompeuse. Elle explique fournir des services financiers à 9 entreprises de défense, qui procurent en effet du matériel à Israël, "mais qu'elles ne font pas d'investissement au nom de Barclays, et que Barclays n'en est ni investisseur ni actionnaire". Elle précise également opérer pour des multinationales qui assurent la sécurité "du Royaume-Uni, de l'OTAN et de ses alliés". Elle assure enfin investir considérablement dans la transition énergétique, "pour construire d'ici 2030 un système énergétique plus propre et plus sûr".
Des mots qui n'apaisent pas Kit Speedwell, l'un des porte-paroles de Brandalism, selon qui Barclays demeure "la banque la plus toxique d'Europe, qui continue à financer par millions le commerce des armes ainsi que les multinationales de l'énergie fossile qui sont à la source du chaos climatique", ajoutant : "Wimbledon ne doit plus servir de couverture à ce manque grotesque de morale et mettre fin immédiatement à ce partenariat".
Heureusement, Wimbledon peut se targuer de sponsors nettement plus vertueux en matière de protection de l'environnement. Comme Évian, par exemple (groupe Danone), qui se félicite d'avoir installé l'an dernier des fontaines d'eau sur les cours (et cette année dans les tribunes) pour éviter le gâchis de plastique. Mieux encore : pour 5 Livres et avec un QR Code à scanner avec son smartphone, le public aura même accès à de l'eau minérale à volonté. Comme l'écrit la marque sur son site internet : "un travail en commun pour innover et progresser continuellement vers un futur plus soutenable."
Ce n'est plus du Gainsbourg, là. C'est du Bobby Lapointe.
Beauté
Une calme cacophonie
En 1970, la première édition du festival de Glastonbury en Angleterre réunissait 1 500 personnes. Cette année, plus de 200 000 ont répondu présent. Un succès presque trop grand, l'événement atteignant l'extrême limite de ses capacités. Mais le problème de l'"overcrowding" (qu'on traduit en parisien par "trop de people") n'est pas le principal sujet retenu par les médias pour couvrir l'événement musical. Pas plus que les prestations de Coldplay ou de Dua Lipa, pour citer les têtes d'affiche. C'est Banksy, l'artiste de rue le plus célèbre du monde, à l'art engagé et l'anonymat bien gardé, qui a le plus agité les colonnes et les antennes, bien au-delà de la presse spécialisée.
Lors du concert des Idles, le graffeur s'est livré à une performance inattendue et, comme il en a l'habitude, radicale. S'inspirant de la façon dont certains artistes, parfois, plongent littéralement dans le public, pour se faire porter à bouts de bras par leurs fans, il a envoyé sur le public un bateau gonflable, sur lequel étaient entassées, comme on peut le voir sur la photo, d'anonymes silhouettes vêtues de gilets de sauvetage orange vif. L'esquif a parcouru la foule, hissé et passé de mains en mains par le public excité. Il rappelle évidemment la polémique dite, outre-Manche, des "petits bateaux", ces frêles embarcations à bord desquelles les réfugiés tentent leur chance dans les flots, souvent pour y trouver la mort, en tentant d'immigrer au Royaume-Uni. L'image glaçante a choqué et remis le sujet dans le débat (à quelques jours à peine des élections Législatives), ce qui était évidemment le but. Le Ministre de l'Intérieur, outré, a évidemment fait mine de ne pas comprendre le propos. Plutôt que, ne serait-ce que pour la forme et la beauté du sport, entendre la critique, il a choisi de taper comme un sourd, s'indignant sur Sky News :
"Il y a toujours des gens pour plaisanter et célébrer des actions criminelles qui coûtent des vies. Car des gens meurent. Des gens meurent dans la Méditerranée, des gens meurent dans la Manche. Ce geste n'est pas drôle. Il est cruel. Il célèbre la perte de vies humaines". Une réaction qui, à sa manière, clôt la performance de Banksy et sa dénonciation de la gestion démagogique de ce drame humain par le gouvernement conservateur.
Dans un post Instagram, l'artiste n'a répondu que d'une phrase. Estimant ces propos "a bit over the top" —"un chouïa exagérés"— et rappelant que, depuis 2020, il finance son propre bateau, le M.V. Louise Michel (une ancienne vedette des douanes françaises, c'est piquant), qui justement patrouille les mers pour sauver des migrants en détresse en se suppléant aux faillites des autorités. Il rappelle : "le Louise Michel a recueilli 17 enfants non accompagnés lundi dernier. En punition, les autorités italiennes l'ont saisi. C'est cela qui me semble cruel et inacceptable."
La mauvaise foi du ministre est d'autant plus stupide que, si le groupe de musique n'avait pas été prévenu de l'action de Banksy, les paroles de la chanson sur laquelle il a opéré laissent assez peu de doute quant au message. Dans ce titre, "Danny Nadelko", le chanteur Joe Talbot affirme :
"Mon frère de sang est un immigrant
Un magnifique immigrant
Mon frère de sang, c'est Freddie Mercury
C'est une Nigériane, mère de trois enfants
Il est fait d'os, il est fait de sang
Il est fait de chair, il est fait d'amour
Il est fait de toi, il est fait de moi
Unité"
Bizarre
La forteresse en folie
Si vous vous intéressez à la folie, à l'architecture ou à la science-fiction, vous avez sans doute déjà croisé la ville de Kowloon quelque part sur le Net. Kowloon, c'est une expérience éphémère qui tenait un peu de tout ça à la fois.
Sise sur une péninsule en face de l'île de Hong Kong, Kowloon remonte au Moyen-Âge. Mais c'est à l'époque contemporaine que cette citadelle prit un tour fascinant et unique au monde. Elle fut occupée par le Japon pendant la Seconde Guerre Mondiale et devint, après la capitulation, "un asile pour escrocs et toxicomanes, car la Hong Kong Police Force n'avait aucun droit d'y entrer, et aucune autorité chinoise en Chine continentale, ni seigneur de guerre, ni communiste, ou Kuomintang, ne souhaitait en prendre la responsabilité", comme l'écrit poétiquement Wikipédia. À cette population s'ajoutèrent bientôt nombre de réfugiés fuyant la dictature communiste.
Décennie après décennie, le mouvement ne fit que croître. Peu à peu, Kowloon s'imposa comme une gigantesque zone de non-droit. Pour accueillir, si l'on peut dire, les nouveaux habitants, elle se construisit de manière autonome : ses frontières ne pouvaient s'élargir, mais on pouvait ajouter des étages (en haut ou en bas), des couloirs, des plateformes, des passerelles. Tout ce que l'ingéniosité humaine et le recyclage de déchet pouvaient produire en guise de toits, d'habitats et de refuges où, littéralement, la lumière du soleil ne passait plus, fut mis à contribution pour faire grandir Kowloon.
Finalement, en 1984, quand fut signé l'accord de rétrocession de Hong Kong entre le Royaume-Uni et la Chine populaire, les deux pays s'entendirent aussi pour détruire la citadelle et reloger sa population, alors estimée à 50 000 âmes pour 0,026 km2 (soit une densité 1 923 076 habitants au kilomètre carré, environ 150 fois plus qu'à New York).
Il faudra encore 10 ans avant de mener à bien le projet : Kowlonn fut définitivement rasée (et remplacée par un parc) en 1994. Mais avant cet enterrement, heureusement, l'artiste Hitomi Terasawa avait pu se rendre sur place et dessiner une vue en coupe de la forteresse de Kowloon, permettant d'en mesurer, avec un détail du trait fascinant, l'intrication et l'organisation hybride, foyer par foyer, ruelle par ruelle, activité par activité. Un livre en fut tiré, vite épuisé.
Mais désormais, nous apprend le webzine de design This is Colossal, l'incroyable plan de Kowloon par Terasawa peut de nouveau être admiré dans toute sa splendeur organique, grâce à un scan haute définition hébergé en ligne gratuitement. On peut zoomer presque à l'infini sur le schéma et se demander si le plus fou de l'affaire est la vie à Kowloon elle-même, ou cette représentation fidèle, réaliste et incroyablement détaillée à laquelle aucun mot ne semble pouvoir rendre fidèlement justice.
Allez donc vous perdre à votre tour, sans danger, dans la "Walled City", ce bidonville improbable sur lequel Arte vous propose également un court documentaire tiré de sa série fort bien nommée "Bienvenue en Géozarbie".
Mais aussi, mais encore
En bref : les news auxquelles vous avez échappé
Pendant ce temps-là, ici, ailleurs et à côté…
Le lynx ibérique passe d'espèce en danger à seulement "vulnérable" : les efforts de conservation ont permis de multiplier par 10 le nombre d'individus en 20 ans (de 68 à 648 adultes dénombrés) (BBC) — Taïwan doit faire des efforts pour protéger son point le plus exposé aux sabotages chinois, à savoir les câbles Internet sous-marins qui la relient au reste du monde (Tribune - The Diplomat) — L'ex-Président du Gabon, Ali Bongo, a cessé sa grève de la faim entamée il y a deux semaines pour protester contre les conditions de détention de son épouse Sylvia et de son fils Nourredin, inculpés de "haute trahison contre les institutions de l’État, détournements massifs des derniers publics et malversations financières internationales en bande organisée" (PressAfrik) — Morus, la start-up japonaise qui fabrique de la poudre protéinée à base de vers à soie, se dit confiante sur la possibilité d'exporter ses produits à Singapour avant la fin de l'année (Nikkei) — À l'abandon depuis 3 semaines au large du Yemen, le pétrolier Lavant semble finalement avoir été englouti par les flots (Middle East Monitor) — La ruée des immigrés vers l'Europe, un vieux fantasme français (bonnes feuilles - Afrique XXI) — Le manuscrit original d'Alice au Pays des Merveilles, illustré par Lewis Carroll, intégralement disponible sur le site de la British Library (Open Culture) — Le Bangladesh s'apprête à emprunter 5 milliards de dollars en yuans à la Chine pour résister à la baisse de ses exportations textiles consécutive aux crises crise du Covid, de la logistique et de l'inflation (Time) — Snoop Dogg, Ella Fitzgerald, Dona Summer, Talking Heads… le Guardian propose une playlist de tubes de l'été, suggérés par un panel d'écrivains britanniques (The Guardian).
Prochaine Édition du Week-end : samedi 13 juillet.
Gardons les pieds sur Terre pendant que ça tourne !
Un grand merci à Marjorie Risacher pour sa relecture attentive, et ses coquillicides impitoyables.
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