Chère lectrice, cher lecteur,
permettez-moi de vous souhaiter un très bon week-end en compagnie, cette semaine, de stylistes, de toxines, du Mont Fuji, de bouquins, de Charles III, de Naples, de Cthulhu et nuages tout blancs.
Très bonne lecture,
la conscience artificielle de votre téléscripteur favori.
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La planète de la semaine
Tard ou jamais
Peut-on faire confiance à l'humain quand cette espèce de singe découvre une nouvelle technologie ? La réponse est bien évidemment "On peut", en hochant la tête nerveusement, le regard glissé vers la sortie de secours la plus proche.
C'est la saine attitude à laquelle nous enjoint cette semaine l'ONG écologique Environmental Defense Fund (EDF). Ces fervents apôtres de la protection de la nature viennent dans cet esprit de lancer un ambitieux programme de recherche dédié à la géo-ingénierie.
Si vous suivez de près —voire de très près— la lutte contre le changement climatique, vous avez peut-être haussé les sourcils en achevant la phrase précédente. Sinon, voici pourquoi.
La géo-ingénierie, c'est un pari technologique sur l'avenir assez fou. Ce concept repose sur l'idée que non seulement le climat se réchauffe, mais qu'en plus les êtres humains ne seront jamais prêts à mettre en œuvre la sobriété énergétique qui pourrait enrayer ce cycle infernal. Partant de là, le raisonnement est que l'on pourrait continuer à émettre plein de gaz à effet de serre, pour peur que l’on trouve comment refroidir la Terre. J'ai bien écrit "la Terre". Toute la Terre. La planète, quoi. C'est comme réchauffer un plat au micro-ondes tout en plaçant le four au réfrigérateur, pour éviter de se brûler les doigts sur l'assiette.
Il y a plusieurs pistes de géo-ingénierie mais la plupart peuvent se résumer à augmenter l'albedo du globe. L'albedo, c'est la capacité de réfraction des rayons solaires. Plus l'albedo est élevé, plus le corps céleste renvoie de lumière (et donc de chaleur) vers son émetteur. Il sera donc plus brillant dans l'espace, mais surtout plus froid, que son voisin à faible albedo. Ainsi —et là je ne caricature plus—, si nous envoyons dans la couche nuageuse des particules réfléchissantes, comme plein de touts petits miroirs, notre planète renverra plus de rayons solaires, donc absorbera moins de chaleur, compensant ainsi l'effet de serre produit par le duo dioxyde de carbone et méthane.
Il n'y a pas une voix écologique qui considère qu'il s'agit là d'une solution raisonnable pour préserver notre climat. Avant tout parce que l'on ignore totalement les conséquences à long-terme d'une aussi incroyable opération réalisée à l'échelle de l'atmosphère (et que l'on est bien incapable de les calculer : les variables sont trop nombreuses et sans doute pas toutes connues). Ce qui pourrait se révéler absolument dévastateur. C'est l'expérience la plus risquée que l'on puisse réaliser, non pas en laboratoire, mais partout. C'est chaud, non ? Non, c'est froid, suivez un peu.
C'est là qu'entrent en jeu les membres de l'EDF. Ils et elles inaugurent un vaste programme de recherche autour de la géo-ingénierie, financé à hauteur de plusieurs millions de dollars (entre autres par la fondation elle aussi écolo LAD). Et c'est là tout le paradoxe de ce programme : les plus en avance dans la géo-ingénierie, ce pourrait donc être, assez contre-intuitivement, les défenseurs de l'environnement.
Mais ça s'explique. La directrice adjointe du service scientifique de l'EDF le dit en termes très clairs, dans un e-mail envoyé au magazine en ligne The Verge : "Nous sommes très inquiets quant aux conséquences inattendues de la géo-ingénierie solaire. C'est pourquoi nous nous concentrons sur une recherche pensée en termes politiques, destinée à estimer ses impacts potentiels et à obtenir des résultats scientifiques. Pour aider les gouvernements à prendre des décisions informées".
Car ce que constate avec tristesse l'EDF, c'est que des projets de géo-ingénierie sont déjà sur les rails, sans tellement de contrôle ni de suivi. À une échelle assez modeste pour l'instant mais qui, vu l'enjeu, n'en demeure pas moins inquiétante.
Pas plus tard que la semaine dernière, un groupe de l'université de Washington s'est confronté au conseil municipal de la ville d'Alameda en Californie. Le premier voulait tester chez le second l'éclaircissement de nuages marins (ou MCB, pour "marine cloud brightening"). Une piste de recherche pour laquelle trente scientifiques ont déjà proposé, dans la revue Science Advance, une feuille de route en mars dernier. La municipalité leur a malgré tout interdit d'effectuer ce premier test sur son sol. La NOAA, l'Agence Nationale de l'Océan et de l'Atmosphère, s'est fendue pour l'occasion d'un communiqué de presse rappelant que "on constate un intérêt croissant pour le MCB, mais les responsables politiques ne disposent pas à l'heure actuelle des informations nécessaires pour décider si et quand il est temps de passer aux essais". Ce qui semble avoir freiné l'entrain des expérimentateurs, dans l'immédiat.
Malheureusement, à pieds-nickelés, pieds-nickelés et demi :
"Une équipée nettement moins scientifique a aussi défrayé la chronique l'an dernier. Le Mexique se prépare à interdire de futurs tests après que, sur son territoire, une start-up de géo-ingénierie a lancé des ballons météo remplis de dioxyde de soufre. Les dirigeants ne se sont pas laissés abattre et ont retenté l'opération dans le Nevada en brûlant des fongicides dans un parking pour créer le gaz voulu.
Le dioxyde de soufre est un polluant qui peut entraîner des pluies acides. Envoyer des particules réfléchissantes dans l'atmosphère, ce que l'on appelle l'injection d'aérosols stratosphériques, peut aussi agrandir le trou de la couche d'ozone au-dessus de l'Antarctique. Ce ne sont que quelques-unes des raisons qui inquiètent les experts quand il est question d'avancer dans la géo-ingénierie sans une connaissance appropriée de ses possibles répercussions."
Le but de l'EDF est donc de déterminer avec rigueur quelles seraient au juste ces possibles répercussions. Ses équipes n'imaginent pas une seconde qu'une recherche scientifique sérieuse puisse mener à une autre conclusion que "Imprudent, à éviter". Mais rien ne peut être décidé, dans un sens ou dans l'autre, sans des données fiables qui éclairent les dirigeants et les dirigeantes ou les populations.
Évidemment, on a aussi le droit d'espérer que finalement, la géo-ingénierie s'avère assez sûre pour nous épargner le pire, quitte à continuer sur notre trajectoire actuelle. Car sinon, que faire ? Acheter moins de téléphones, manger moins de viande, moins bosser, moins dépenser, vivre d'amour et d'eau fraîche ? Et pourquoi pas faire passer la santé de nos enfants avant notre confort immédiat, tant qu'on y est ?
Allons, allons. Cesse donc de rêver et reprends plutôt un grand verre de pesticides. Tu me remercieras plus tard (s'il y a une vie après la mort).
Votre horoscope tribal
Le signe de la semaine : Modiste
Sapiens a tenté de répondre cette semaine à une question que personne ne se posait. Et c'est bien normal : c'est un peu le boulot d'une revue d'anthropologie.
Cette question commence comme toutes les bonnes fictions : par "Et si… ?". En l'occurrence : "Et si Made in China devenait synonyme d'écologie et de droit du travail ?"
Éventons tout de suite une partie de la réponse : à l'échelle du pays, on est encore loin d'une telle éventualité. Mais en se rendant sur le terrain, la doctorante à l'université d'Amsterdam Christina Kefala a tout de même pu assister à l'émergence d'un mouvement qui pousse en ce sens. Pour l'observer, elle s'est rendue à Nankin, la capitale de la fast-fashion. Vous avez dû entendre parler de la fast-fashion : ces fringues vite produites dans des conditions déplorables et tout aussi vite jetées (ou à la limite revendues sur Vinted), mais extrêmement abordables et fidèles aux grandes tendances de la mode mondiale, le tout à une rapidité qui défrise. Vous n'avez pas pu ne pas croiser au minimum des publicités sur vos réseaux sociaux pour son vaisseau-amiral, Shein. La fast-fashion est une bénédiction pour les influenceuses, qu'elle arrose généreusement. Pour les consommateurs aux porte-monnaies toujours plus vides aussi. Et une catastrophe pour l'environnement comme pour les pauvres gens qu'elle fait bosser dans ses ateliers de confection.
C'est donc à Nankin, le cœur de cet empire et lieu de naissance de Shein, que l'on fait soudain la connaissance de Yun (le prénom a été changé apprend-on, on n'est jamais trop prudent). Addict à la mode, Yun aimait la fast-fashion. C'était avant sa prise de conscience environnementale, qui l'a poussée à créer sa propre marque. Elle explique : "Il faut agir pour la génération suivante, et chaque petit pas compte".
Kefala ne voit en Yun qu'un exemple pris dans "une cohorte de la jeunesse chinoise, une génération caractérisée par un haut degré de conscience écologique". L'une des méthodes privilégiées pour revenir à des pratiques soutenables consiste à recourir à des pigments naturels pour colorer les habits. Une nécessité quand on considère que les teintures utilisées par l'industrie textile sont toxiques pour la nature, les humains et les animaux, ce qui n'empêche nullement de les rejeter sans trop de scrupules dans les eaux douces qui passent par là —fleuves, lacs, rivières.
Une pratique qui effraye et scandalise Shi, une autre créatrice d'une vingtaine d'années établie à Shanghai "dans un studio qu'elle partage avec de nombreux autres designers unis par une mission collective.
Toutes et tous, plutôt qu'utiliser des fibres synthétiques issues de produits fossiles et devenues des incontournables de la fast-fashion, comme le polyester, se tournent vers des matériaux produits localement. Leurs vêtements sont coupés dans les robustes fibres du chanvre chinois, apprécié pour son faible besoin en eau et pour sa capacité à capturer le carbone présent dans l'atmosphère. Le collectif a aussi remis au goût du jour la ramie, une plante proche de l'ortie dont on sait tirer un fil délicat depuis la dynastie Han, plurimillénaire. Le charme de la nature remplace aussi les colorants toxiques. Les fleurs de carthame permettent d'obtenir des teintes oranges, rouges et jaunes. Les feuilles d'indigo chinois [Photo], donnent des nuances de bleu profond qui remontent aux traditions anciennes."
Que peut cette bande d'optimistes face à des monstres comme Shein ou Amazon ?
Séduire.
Non, vraiment : ces géants du textile vite fait mal fait se sont imposés dans le paysage en couvrant de fringues les vidéastes d'Instagram ou YouTube. Le deal est sympa : on vous fournit gratuitement des tonnes de t-shirts, de blouses, de robes, de pantalons et d'accessoires et, en retour, vous produisez d'autres tonnes de vidéos pour votre public. Ça passe toujours mieux que la pub, donc tout le monde est content. Un système qui a fini par générer son propre type de contenu, le "haul" (que l’on peut traduire par "coup de filet" ou "butin") :
"Dans ces moments de glorification de la surconsommation, les influenceurs et les influenceuses essaient des piles de vêtements bon marché d'une même marque, qu'ils et elles les aient achetés ou reçus. Leurs critiques font observer qu'il n’en résulte pas seulement la promotion de ces habits, mais aussi d'un mode de vie destructeur pour l'environnement qui repose sur la mode jetable, sur le cycle "J'achète et je retourne". Ces vidéos sont pourtant populaires même au sein des générations éco-conscientes. Des hashtags comme #haul, #sheinhaul ou #Amazonfinds (les hauls issus d'Amazon) réunissent des dizaines de milliards de Vues".
C'est contre cela que se battent, plus profondément, les utopistes et artisans rencontrés par Sapiens. L'enjeu est de rappeler qu'il n'y a rien de cool à jeter à la poubelle des kilos de débardeurs et de ceintures après deux lavages. Ce n'est pas rigolo. Ce n'est pas sympa. Ou plutôt : d'accord, c'est rigolo et sympa… mais ça tue.
Le but est donc de promouvoir un autre mode de vie. De rendre le durable cool. De "partager vidéos et séries de photos qui célèbrent les paysages sublimes de la Chine et les plantes dont on tire les tissus […]. De faire vivre à leur public un voyage au sein de leurs processus créatifs, depuis les croquis initiaux jusqu’aux choix méticuleux des textiles et des techniques traditionnelles utilisées", entre autres exemples.
Une forme de pression publique qui rejoint un mouvement croissant à l'international et a déjà poussé Shein à promettre de diminuer de 25 % son empreinte carbone d'ici 2030. Ainsi que le gouvernement chinois à s'engager à recycler 25 % de ses déchets textiles en 2025.
Les pollueurs peuvent aller se rhabiller.
Cellule
Tout va plutôt bien. Continuez à faire vos trucs tranquilles, là, vos mitochondries ou je ne sais quoi… À moins bien sûr que vous ne viviez du côté de Cancer Alley. Auquel cas, temps pluvieux et nuits agitées en perspective.
Comment s'en assurer ? Sachez d'abord que Cancer Alley n'est pas une allée, mais un tronçon du fleuve Mississippi, long de de 135 kilomètres et qui relie Baton Rouge à La Nouvelle Orléans, en Louisiane. Toutefois, Cancer Alley donne bien le cancer. Vivre dans la région signifie que vous avez 95 % de chances de plus de développer la maladie mortelle m'apprend aujourd'hui Grist… même si c'est un fait connu des spécialistes depuis les années 1980. "L'une des raisons principales", poursuit le magazine écolo, "c'est la concentration d'installations industrielles le long de ce corridor, principalement des usines pétrochimiques. Celles-ci rejettent de l'oxyde d'éthylène, une toxine extrêmement puissante classée comme cancérogène par l'Agence pour la Protection de l'Environnement (EPA), causant cancers du sein et du poumon".
Et le long du Mississippi il y a beaucoup, beaucoup de ces usines. Plus de 200 selon une étude de 2021. 25 % de la production pétrochimique du pays d'après une autre remontant à 2012. Ce qui n'empêche pas 400 000 personnes d'habiter la zone, principalement les franges les plus pauvres de la population. Comme le disait un capitaine au long cours de mes amis, "aucun sens de l'hygiène ces zouaves-là".
On peut envisager de les faire tous déménager dans une jolie pâture près de Moulinsart. Ou on peut préférer lutter contre la cause même de la malédiction de Cancer Alley.
C'est pour atteindre ce second objectif, plus réaliste que le premier (quoique…), que la recherche se poursuit. Or d'après un récent travail de l'université Johns Hopkins, il s'avère que l'EPA a "dramatiquement sous-estimé les niveaux d'oxyde d'éthylène dans le sud-est de la Louisiane". Les résultats estiment que la concentration de cette saloperie serait deux fois plus forte que le seuil jugé "inacceptable" par l'agence de l'environnement.
C'est considérable. Car ce composé chimique est extrêmement néfaste. Pour l'EPA, 1 part par trillion suffit à causer un cancer pour 100 000 habitants*. Or ce taux atteint plutôt 31 parts par trillion dans la zone… Et jusqu'à 109 dans certains coins, "essentiellement autour des clôtures des usines, ce qui signifie que les personnes derrière ces clôtures —les employés par exemple— sont exposées à des concentrations très nettement supérieures tout au long de la journée", soupire John DeCarlo, l'auteur de l'étude.
Ce travail de recherche est financé par la fondation Bloomberg, qui se bat depuis 2 ans pour faire interdire l'installation de manufactures pétrochimiques supplémentaires dans la zone. Une idée qui ne séduit pas exactement les autorités de la Louisiane et leurs comptables.
L'EPA est malgré tout parvenue à imposer une réglementation exigeant que les manufactures se lancent dans un contrôle de la quantité de leurs rejets. Et qu'au-delà d'un certain seuil, elles procèdent à des réparations d'ici 2 ans maximum. Une décision qui a force de loi et qui pourrait diminuer la quantité d'oxyde d'éthylène de 80 % —c'est d'ailleurs ce qui rend d'autant plus indispensable la recherche, précisément pour jauger de l'efficacité de la mesure.
Mais la promesse est précaire. Un recours a été déposé devant la Cour Suprême pour mettre un terme à la clause dite Chevron qui, depuis 1984, donne justement un pouvoir fédéral aux agences nationales de régulation. L'annuler renverrait les combats comme celui-ci, dans tous les domaines (environnement, santé, agriculture…), devant les tribunaux locaux, notoirement plus coulants envers les intérêts des entreprises et des employeurs. Les audiences préliminaires ne donnent pas grand espoir à ses défenseurs.
*. Une part par million ou milliard mesure la quantité d'un gaz présent parmi d'autres gaz. Si l'on compte en ballons, par exemple, 1 part de ballon rouge par million signifierait que sur un million de ballons, un seul serait rouge.
Copro
La copropriété a ses souffrances et ses labeurs. Ses réunions interminables. Ses arrivées d'eau qui fuient. Son immeuble de dix étages flambant neuf qui doit être rasé avant même la remise des clés.
Calmez-vous : Anne Hidalgo n'y est pour rien. L'affaire se passe dans une banlieue de Tokyo. L'immeuble coupable (et ses 18 appartements à 500 000 dollars l'unité), avait un tort : il bloquait la vue sur le Mont Fuji dont pouvaient auparavant jouir ses voisins.
Le Mont Fuji est un symbole du pays, classé au patrimoine mondial de l'UNESCO. Il a d'autres vertus : l'avoir comme paysage fait grimper drastiquement les prix de l'immobilier. En même temps que leur panorama, ce sont donc les valeurs des propriétés voisines qui s'écroulaient à cause du building érigé, ah tiens, rue Fujimi, ce qui signifie "Vue sur le Fuji".
Face aux plaintes, l'opérateur du chantier Sekisui Hose Ltd. a fini par renoncer et fait savoir par un communiqué d'excuses que l'intégralité du bâtiment sera finalement détruit avant même d'accueillir ses premiers habitants (ces derniers seront remboursés de leur achat).
Le plus drôle de l'histoire, comme le note Time Magazine, c'est que "si les vues sur la montagne iconique sont d'une grande valeur pour les Japonais, le droit des touristes à la contempler s'est en revanche récemment imposé comme sujet de débat". De fait, la faiblesse du Yen et "la soif de voyage consécutive à la pandémie" (les confinements ont été souvent plus sévères en Asie) font connaître au pays un "boom touristique". Au point de perturber la vie ou le travail des habitants :
"En mai, les autorités locales de la ville touristique de Fujikawaguchiko ont installé une barrière opaque, dans une épicerie isolée dont le fond donnait sur le Mont Fuji. L'endroit était assailli de touristes en recherche de la photo parfaite pour Instagram. Une autre barrière a également été placée sur un pont qui offrait le même genre de paysage photogénique, à Fuji City".
Pour plus d'efficacité, pourquoi ne pas simplement la rebaptiser Mochetown, Rond-point Les Bains ou Zone Commerciale les Gravouzes ? Les Japonais devraient plus souvent s'inspirer de la culture française, mais tant pis pour eux.
Libraire
"Ce n'est pas qu'une tendance. Les générations qui arrivent seront toutes anglophones. Les Algériens se détachent toujours plus du français, que même la jeunesse voit comme la langue des colons", affirme Rafik Hanine, libraire à Alger.
Selon un rapport de l'Organisation Internationale de la Francophonie de 2022, près de 15 millions d'Algériens parlent encore le français. Mais c'est une langue qui se perd à grande vitesse au profit de l'anglais, nous explique The New Arab. La publication est allée le constater en faisant un tour dans les librairies qui délaissent de plus en plus, comme le résume son titre, Molière au profit de Shakespeare. À Amirouche, un quartier de la capitale, c'est même le nom de l'échoppe ouverte en 2023 par Rafik Hanine : la librairie Shakespeare. Ou plus exactement : The Shakespeare Bookstore. Rafik s'est lancé dans le business dès 2015 avec une page Facebook, "pour remplir un vide du marché", écrit The New Arab, "marché dans lequel les livres en anglais sont difficiles à trouver et principalement commandés en ligne". Moins de dix ans plus tard, les temps ont bien changé : "Au début", explique Hanine, "nous avions une section dédiée aux ouvrages en langue arabe et une à ceux en français. Mais nous avons dû nous en débarrasser pour faire de la place à l'anglais, puisqu'elles n'ont jamais attiré les clients".
L'éditrice Dalila Nadjem a aussi pris bonne note du phénomène. Pour elle, il y a eu un vrai changement à partir de 2015, quand sont arrivées sur le territoire les plateformes de streaming comme Netflix ou Prime. Elle est aussi propriétaire d'une librairie, le Point-Virgule, et se souvient : "Beaucoup de jeunes gens, étudiantes et étudiants, cherchaient les romans qui avaient inspiré leurs adaptations favorites. Donc j'ai créé une section en langue anglaise spécialement à leur attention."
L'an dernier, elle a même publié un livre écrit en anglais par un jeune Algérien de 34 ans, Hamza Koudri (Photo). Sand Roses raconte l'histoire de deux danseuses d'une tribu nomade qui se retrouvent embringuées dans la lutte pour l'indépendance et la résistance contre les Français. Paru simultanément en Algérie et au Royaume-Uni, disponible en Afrique du Sud, sur Amazon et prochainement au Nigeria, "c'est un grand succès, même si Hamza refuse de l'admettre, trop modeste". Il constate malgré tout que son travail répond à l'enthousiasme des nouvelles générations pour l'anglais, tout comme il se réjouit que cette façon de faire lui permette d'aller à la rencontre d'un public plus large : "Les étrangers apprécient aussi de pouvoir en apprendre plus sur la culture algérienne grâce à la fiction. Je reçois des messages du monde entier", note-t-il.
Accompagnant cette tendance, le gouvernement a même réformé son système éducatif en 2022 : jusque-là, le français était la seule langue étrangère que l'on pouvait apprendre dès l'école primaire. L'anglais est désormais une seconde possibilité. Pour la langue de Molière désormais, Brian is in the kitchen autant que le ver est dans le fruit.
Mode
Et les crackers dans tout ça ?
Il y a quelques semaines, le premier portrait officiel du Prince Charles (devenu le roi Charles III) a suscité stupeurs et moqueries. Sur un fond rouge torturé dans lequel se confond son uniforme de Prince de Galles, on y voit un monarque aux cheveux blancs et au teint gris, tirant sur le marron. Une œuvre presque macabre, souvent jugée inappropriée compte tenu de son statut symbolique. Ou simplement parce que les réseaux sociaux ne perdent jamais une occasion de rigoler. Même avec mauvaise foi, ai-je envie d'ajouter parce que, entre nous, je l'aime bien, moi, ce portrait. Son audace, son modernisme mi-abstrait mi-figuratif me paraissent même particulièrement bienvenus, vu le caractère légèrement suranné de la famille la moins funky d'Angleterre.
Je lui préfère malgré tout la réécriture à laquelle s'est livré le collectif de défense des droits des animaux Animal Rising, dans la très prestigieuse galerie Philipp Mould à Londres. C'est-à-dire sur la peinture elle-même, signée Jonathan Yeo et exposée au grand public jusqu'au 21 juin. En quelques secondes, tout en filmant l'opération, les activistes ont recouvert la vitre qui la protège du portrait de Gromit, l'un des deux héros des films d'animation absurdes (et britanniques) Wallace et Gromit, un autre trésor national.
La bulle dit : "Pas de fromage, Gromit. Regarde toute cette cruauté dans les fermes de la RSPCA !".
C'est triplement malin. D'abord parce qu'après des années d'absence, les deux héros seront de retour sur les écrans en hiver prochain, comme annoncé récemment par Netflix. La promo a donc commencé avec tous les moyens de la plateforme. On est d'ailleurs raccord avec l'univers : le fromage (le fromage anglais puisque personne n'est parfait) est bien l'aliment préféré des deux héros —l'inventeur fantasque Wallace et son chien Gromit— à condition de l’accompagner des crackers traditionnels.
C'est malin aussi parce que comme ses compatriotes, Charles est un grand fan de la série de films. C'est du moins ce qu'avait affirmé à un groupe d'enfants son épouse, la reine Camilla durant le jubilé de diamant de la reine Elizabeth : "Wallace et Gromit sont ses personnes préférées au monde" avait-elle expliqué (ce qui dénote le caractère complètement sociopathe du souverain, père de deux enfants, mais ça n'est pas le sujet).
C'est malin enfin, et surtout, parce que la RSCPA c'est la Société Royale de Prévention contre la Cruauté infligée aux Animaux. Sur les élevages où elle appose son sigle, les bêtes sont en principe bien traitées… En principe.
En principe seulement car Animal Rising a enquêté sur 45 des fermes RSCPA et constaté que non, pas du tout. Le rapport de l'investigation, largement documenté et illustré, est affligeant. Après sa publication, le président de la Société Royale a lui-même fait savoir aux militants, par écrit : "Le film de votre enquête est extraordinairement difficile à regarder. Je me suis senti malade, vraiment. La souffrance animale, où qu'elle soit, c'est de la souffrance animale, mais la voir à l'œuvre dans votre propre jardin —à l'endroit même où nous devrions pouvoir l'empêcher—, ça fait plus mal encore […] Les pratiques exposées sont totalement indéfendables."
Pour couronner le tout, dans Société Royale il y a… "Royale". Le roi Charles en est donc un genre de président d'honneur. C'est en outre un fervent défenseur des animaux comme de l'environnement. Il y a des oreilles qui ont dû saigner. On n'en plaindra pas les propriétaires.
Beauté
Du neuf à Naples
Bientôt, cet immense bâtiment sera le MANN : le Musée Archéologique National de Naples, "la plus grande infrastructure culturelle d'Europe", affirme le gouvernement italien, cité par The Art Newspaper.
Remontant au XIX° siècle (les travaux ont commencé en 1751 sous l'impulsion du Bourbon Charles III mais ont pris 70 ans), l'hôpital Albergo dei Poveri —connu en français sous le nom d'Hospice royal des pauvres— est un fleuron de la ville, à l'abandon depuis qu'un tremblement de terre l'a endommagé dans les années 1980. Un fleuron de 100 kilomètres carrés de surface, répartis sur les 3 étages qui ont pu accueillir jusqu'à 8 000 indigents et orphelins par le passé.
Une partie de l'espace sera transformée en cité étudiante et en salles de cours pour les élèves de l'université Federico II, ainsi qu'en lieu dédié aux archives de la Bibliothèque Nationale de la ville. 10 000 mètres carrés seront réservés à l'espace muséal, financé à hauteur de 147 millions d'euros par le ministère de la Culture. Le MANN exposera de nombreux artefacts issus de Pompéi qui pour l'instant dorment dans les collections archéologiques de la région, "dont des statues, des meubles, des clés, des bourses d'or et d'argent ainsi que des projections vidéo qui reconstitueront les intérieurs luxueux de villas antiques comme le Temple d'Isi ou la Maison du Cithariste".
Le magazine culturel poursuit :
"L'Albergo dei Poveri est un témoignage de l'âge d'or culturel de Naples, au XIX° siècle, quand les Bourbon ont su y attirer les plus grands compositeurs, artistes et philosophes de toute la Péninsule. Ce sont eux aussi qui ont fait construire des bâtiments emblématiques comme la Villa di Capodimonte qui est aujourd'hui un musée.
Naples a commencé à décliner lentement mais sûrement dès l'unification italienne de 1861. Son économie locale, stagnante, souffre d'un taux de chômage de 21 %. Mais son industrie touristique pourrait lui permettre de rebondir. La ville accueille désormais 10 millions de visiteurs annuels selon l'agence statistique ISTAT. C'était moins de 4 millions en 2018".
On peut s'étonner de voir un gouvernement d'extrême-droite accorder autant de fonds à un projet culturel. Mais bon : il ne s'agit jamais que d'un hommage à la culture antique. Elle est certes passionnante et enrichissante, mais c'est aussi cela qui n'ira pas au spectacle vivant, à l'édition, à tout ce qui peut s'avérer contestataire. D'ailleurs, la célébration de l'empire romain et de l'identité nationale n'ont jamais bien effrayé les fascistes. Mais il faut surtout noter que le ministre de la Culture, Gennaro Sangiuliano… est justement napolitain. Il avait d'ailleurs tenté de se faire élire député d’une de ses circonscriptions en 2001, sans succès.
Sur le terrain, on s'inquiète aussi des conséquences inattendues que pourrait avoir un tel projet. Le président de la section napolitaine de conservation du patrimoine Italia Nostra, Luigi De Falco, constate certes que de nombreux projets de rénovation, déjà en cours, rendent la ville "très attirante pour les touristes". Mais il pointe également que cette attractivité nouvelle génère de l'inflation, qui pousse les habitants et habitantes toujours plus loin : "On compte dix mille expulsions par an", note-t-il. Mais qu'il se rassure : on peut mieux faire !
Bizarre
C’est juste pour vous dire que vos ineffables horreurs sont arrivées
Brian Eno disait du Velvet Underground, le mythique groupe protopunk, poète, arty et rockabilly : "leur premier album n'a vendu que 10 000 exemplaires, mais tous ceux qui l'ont acheté ont formé un groupe de rock" —histoire de faire prendre conscience de son influence considérable sur la musique des années 1970 (et jusqu'à nos jours).
Open Culture, le site qui n'aime rien autant que partager du contenu gratuit (et légal) reprend la sentence à son compte pour décrire Weird Tales (Contes étranges en français). Fondé en 1923, le magazine pulp est longtemps resté confidentiel, seulement lu par une poignée d'aficionados. Il publiait essentiellement des nouvelles de fiction et de la poésie dans des genres encore en train de s'inventer mais promis à un grand avenir : la science-fiction, l'épouvante, les mystères occultes. Il reprenait les œuvres d'auteurs récents, comme H.G. Wells ou Poe mais publiait aussi les récits d'artistes contemporains comme August Derleth ou Robert E. Howard, le créateur de Conan le Barbare. À l'intérieur de ce que l’on désigne simplement "le genre", Weird Tales ne connaissait pas de frontières et ne reculait devant aucun terrain inexploré.
Il est surtout célèbre pour avoir publié les premiers textes d'un écrivain pas comme les autres : H. P. Lovecraft, dont l'influence se fait encore sentir de nos jours dans tous les pans de la culture populaire. C'est lui qui a inventé ce que l'on appelle l'horreur cosmique —vous savez, ces récits dans lesquels des entités plus vieilles que l'humanité, plus vieilles que le temps lui-même, nous guettent depuis les abîmes de l'espace et cherchent à revenir sur la Terre, qu'elles peuplaient il y a des millénaires. Transcriptions d'une angoisse propre à l'éveil de la science moderne, ses récits sont emplis de créatures indescriptibles, de cités englouties aux murailles cyclopéennes, de couleurs qui n'existent pas, de cérémonies bizarres et de visions hallucinées. Généralement, ses protagonistes, tombés plus ou moins par hasard sur une mystérieuse relique, se laissent peu à peu dévorer par la folie : contempler la vérité dans toute son horreur, chez Lovecraft, ne peut que vous faire perdre la raison. L'un de ses tout premiers textes ? Une timide lettre aux éditeurs de Weird Tales, l'une de ses lectures récurrentes, leur demandant de jeter un œil à ses œuvres et de bien vouloir les considérer pour publication. Ce qui arriva, pour l'émerveillement morbide de générations à venir. En prime, avec sa relecture de Frankenstein Herbert West, ré-animateur, il pose les jalons du mort-vivant moderne, dont l'omniprésence n'est plus à prouver. C'est aussi le créateur du Necronomicon, un livre imaginaire qui, là aussi, a la capacité de faire basculer dans la folie la plus profonde toute personne se risquant à le lire…
Ces magazines n'étaient pas conçus pour durer et sont désormais quasiment introuvables sans une patiente recherche. Heureusement, d'obstinés collectionneurs ont pu en numériser l'intégralité et généreusement la diffuser en ligne. Comme il fait les choses bien, Open Culture recense tous les sites web qui en proposent la lecture en bonne qualité. Les exemplaires des années 20 et 30 hébergés par l'Internet Archive, les versions PDF et flipbooks du Pulp Magazine Project ou même les formats abrégés compilant les seules nouvelles parues dans les années 40 et 50 (Weird Tales s'éteignit au mitan des fifties), quand Ray Bradbury par exemple se joignit à la fête.
Il n'y a plus qu'à vous souhaiter bonne lecture. Mais méfiance ! Comme le veut l'aphorisme lovecraftien :
"N'est pas mort ce qui à jamais dort
Et au cours des siècles peut mourir même la mort".
Mais aussi, mais encore
En bref : les news auxquelles vous avez échappé
Pendant ce temps-là, ici, ailleurs et à côté…
Le Pakistan se dote d'une autorité du numérique pour accélérer la numérisation des services publics et de l'économie (The Dawn) — Pour les 25 ans de son album Play, Moby annonce une tournée européenne dont les bénéfices seront intégralement reversés à des associations de défense de la cause animale (GoodPlanet) — Le claviériste du Villejuif Underground se lance en solo avec de la schlag-pop (Gonzaï) — À Amsterdam, la conférence européenne de la micro-mobilité met l'accent sur les petits véhicules électriques (Electrek) — De Londres à New York, le PDG de la compagnie nationale pétrolière d'Arabie Saoudite, Aramco, fait le tour des financiers pour les convaincre d'investir dans ses projets de diversification et de développement des énergies renouvelables, encore sous-financés par l'étranger (Middle East Monitor) — Le télescope spatial James Webb observe des collisions massives d'astéroïdes, probablement le prélude à la formation de planètes, dans le système solaire Beta Pictoris à 63 années-lumière de nous (Space) — Amsterdam et Londres se débarrassent de leurs caméras de surveillance fabriqués en Chine, officiellement parce qu'elles les soupçonnent d'être fabriquées par des Ouïgours en esclavage, mais aussi de peur qu'elles ne transmettent des images à la puissance communiste (Petapixel) — Un musée des Femmes, "qui célébrera et documentera les contributions des Égyptiennes au cours de l'histoire", sera installé au sein du gigantesque Musée National de la Civilisation Égyptienne (Egyptian Streets) — Thongloun Sisoulith, le Président du Laos, invite son homologue mongol Ukhnaagiin Khurelsukh pour la première visite d'État de ce pays depuis 17 ans afin de renforcer la coopération économique entre les deux nations, en particulier dans les domaines de l'agriculture, des services, du transport et du tourisme (The Laotian Times) — Paralysé par une cyberattaque, le King's College Hospital à Londres demande à son propre personnel de donner son sang, surtout les groupes O (Fortune).
Prochaine Édition du Week-end : samedi 22 juin.
Gardons les pieds sur Terre pendant que ça tourne.
Un grand merci à Marjorie Risacher pour sa relecture attentive, et ses coquillicides impitoyables.
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