Chère lectrice, cher lecteur,
permettez-moi de vous souhaiter un très bon week-end en compagnie, cette semaine, de bilans comptables, de pirates, de divas, de sans-abris, d’une Australienne riche à en pleurer, d’art, de déchets et d’étudiants en péril.
Très bonne lecture,
la conscience artificielle de votre téléscripteur favori.
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La traque de la semaine
Les étudiants chinois à la merci du Parti
Emprisonner tout un peuple a ses défis. La Chine y est assez bien parvenue mais, hélas pour son Parti Communiste (PCC), certains habitants peuvent encore échapper à la tyrannie généralisée. Théoriquement, du moins. Il s'agit des jeunes gens qui partent étudier à l'étranger. Une diaspora essentielle à l'autre grand projet national, avec l'enfermement généralisé, qui est de prendre la tête du marché de la recherche et de l'innovation.
C'est dans ce contexte qu'Amnesty International publie un rapport détaillé sur les multiples méthodes qui permettent au PCC d'exercer une véritable police de la pensée au-delà de ses frontières. On le soupçonnait depuis longtemps… mais l'enquête menée par l'ONG détaille une pratique plus systématique qu'on ne l’imaginait. Surpris par l'ampleur de cette censure permanente subie par les ressortissants chinois dans nos pays, plusieurs journalistes ont enquêté sur le sujet avant de relayer les informations d'Amnesty. Autant de situations effrayantes qu'a ensuite pris le temps de compiler le China Digital Times.
"Plus de la moitié des étudiants interrogés disent souffrir de troubles mentaux qu'ils imputent à la peur", écrit Amnesty. "Ces troubles vont du stress, de l'angoisse, à la paranoïa et à la dépression, menant dans un cas à une hospitalisation […] Beaucoup d'étudiants jugent nécessaire de se maintenir à distance de leurs pairs, de peur que certains commentaires ou opinions politiques puissent être rapportés aux autorités de leur pays natal, ce qui exacerbe le sentiment d'isolement. Certains ajoutent que l'existence officielle de services téléphoniques hong-kongais et chinois dédiés à la délation contribuent à leurs craintes".
"Un étudiant, ayant participé dans son pays à des manifestations contre la politique anti-Covid, raconte avoir été contacté par la police municipale de sa ville natale en Chine aussitôt arrivé sur le sol américain", s'émeut le Financial Times. "Celle-ci tenait à l'avertir qu'il lui fallait faire preuve de prudence […] Une jeune femme installée aux Pays-Bas explique que son téléphone a aussi reçu une quantité considérable de messages et d'appels mystérieux après qu'elle a aidé à organiser un événement de soutien aux droits des personnes LGBT+ de Chine".
Les services de renseignement du PCC ont plusieurs méthodes à leur actif pour faire pression sur ses ressortissants à l'étranger, sans avoir à les arrêter ou à les punir directement. D'abord il faut leur rappeler constamment qu'ils et elles sont surveillés. Une étudiante dit ainsi avoir reçu la visite de policiers en civil à son domicile lors de vacances chez sa famille à Shanghai. Les agents voulaient savoir qui avait organisé une manifestation féministe new-yorkaise, à laquelle elle avait participé.
Ensuite, il s'agit de bien leur faire comprendre que leurs proches, demeurés en Chine, restent vulnérables à l'arbitraire du Parti. "Un tiers des personnes interrogées", note le China Digital Times, "rapportent que des officiels chinois ont harcelé leurs familles. Une étudiante affirme que, quelques heures à peine après qu'elle eut participé à une commémoration des événements de Tian'anmen, durant laquelle elle n'avait pas révélé son vrai nom auprès des autres participants, et qu'elle n'avait pas relayée sur Internet, son père a été contacté par les autorités. On voulait lui signifier qu'il devait "informer sa fille, étudiante à l'étranger, qu'elle ne doit participer à aucun événement qui pourrait nuire à la réputation mondiale du pays.""
Une méthode confirmée dans cet autre témoignage recueilli par le Guardian :
"Zhou [le prénom a été changé], un jeune diplômé d'une trentaine d'années qui travaille au Royaume-Uni, a participé à des marches pour le 34° anniversaire du massacre de la place Tian'anmen en juin dernier. Il a également diffusé sur ses réseaux sociaux des messages sur le sujet. Peu après, ses parents ont reçu un appel de la police locale, pour leur demander son adresse anglaise ainsi que son numéro de téléphone, officiellement pour des raisons administratives.
De peur, Zhou a cessé ses activités militantes pendant plusieurs mois, ce qui l'a, peu à peu, fait plonger dans la dépression. En octobre, il s'est connecté à WeChat, un réseau social chinois, où il a publié pour la première fois en deux ans.
Une semaine plus tard, sa mère, qui est fonctionnaire, a été convoquée à un entretien par son responsable. Il tenait à l'informer que Zhou était engagé dans des activités "sensibles" à l'étranger et que, si elle ne parvenait pas à le convaincre d'arrêter, elle perdrait probablement son emploi.
"Ma mère était vraiment mal mais je lui ai dit que la plupart des étudiants faisaient comme moi et que c'était quelque chose de normal", se souvient Zhou. "J'en apprends tous les jours sur ce qui se passe réellement en Chine. Par le passé, j'ignorais jusqu'à l'existence de ces lignes rouges, je ne savais pas où s'arrêtait ma sécurité. Mais je m'inquiète toujours pour ma famille. C'est le plus gros problème"".
Les témoignages s'enchaînent ainsi, média après média. Seuls nos gouvernements —européens, américain et canadien au premier chef— peuvent protéger ces victimes de la dictature orientale, rappellent les journalistes… ajoutant que cela exige d'eux un engagement plus prononcé dans la nouvelle guerre froide qui s'installe entre les deux blocs, alors que tout le monde ou presque espère au contraire voir s'abaisser les tensions.
Il est toujours fascinant de constater que demeure, malgré les époques et les cultures, une constante des dictatures : elles ne savent jamais s'arrêter. Toujours plus de contrôle, toujours plus d'empiètement sur la vie privée, toujours plus d'arrestations, toujours plus de violence. La stabilité n'est pas leur objet, contrairement à ce qu'affirment leurs propagandes —et notablement leurs relais ici, en France, aux USA, en Europe. Seuls le pouvoir et l'humiliation les fait avancer… le sadisme, en fait, comme l'avait compris en son temps le Pasolini de Saló ou les 120 journées de Sodome. Comme le rappellent les nombreux cauchemars qu'il continuera longtemps d'inspirer à ses spectateurs.
Amnesty International via China Digital Times
Votre horoscope tribal
Le signe de la semaine : Assureur
Il y a encore un an…
Non, attendez, je reprends. Il y a encore une semaine, si l'on m'avait demandé les secteurs financiers les plus robustes —question que l'on me pose assez rarement, je dois le reconnaître— j'aurais certainement répondu comme dans Gremlins II : "Investissez dans les boîtes de conserve et les fusils à pompe". Mais j'aurais pensé très fort, pour me garder le bon plan : "les assurances."
Et j'aurais eu tort, car les assurances vont mal. Particulièrement les assurances logement, dans le pays qu'on n'aurait pas forcément soupçonné d'être aussi fragile sur ce plan, à savoir les États-Unis.
Ne mâchons pas nos mots : le système assurantiel états-unien est tout simplement au bord de l'effondrement. Dans le domaine spécifique des assurances habitation en tout cas. Un domaine déjà non négligeable qui, en outre, peut avoir des répercussions très directes sur l'économie dans son ensemble. Puisqu'il faut légalement disposer de ce type de protection pour vendre une maison, comme pour obtenir le crédit bancaire nécessaire à son acquisition.
Le coupable est bien évidemment le changement climatique. Comme annoncé de longe date, le réchauffement augmente l'intensité des catastrophes météorologiques, ainsi que leur fréquence. Mais curieusement, là où l'on avait les yeux fixés sur les phénomènes les plus spectaculaires, comme les ouragans et la montée des eaux, ce sont les événements intermédiaires qui s'avèrent les plus néfastes. Les professionnels les ont surnommés les "kitty cats". Un jeu de mot intraduisible. Un kitty cat, c'est un chaton mignon. Mais c'est aussi ce que l'assurance appelle un "péril secondaire", par opposition aux désastres (c'est-à-dire les catastrophes naturelles ou, dans le jargon, les "nat cats").
Ces chatounets sont donc à la fois plus nombreux et plus violents. La firme Aon estime que leur quantité a augmenté de 9 % par an entre 1989 et 2022. L'an dernier, ils auraient causé 50 milliards de dollars de dommages, autant que la seule méga-tornade de 2022, Ian. Bonus : ils frappent partout, y compris dans le cœur des terres, soit les régions trop souvent considérées à l'abri du réchauffement.
Pour The Daily, le podcast du New York Times, le spécialiste maison Christopher Flavelle s'est ainsi rendu au beau milieu du continent, dans l'État généralement tranquille de l'Iowa. "Dès mon arrivée à l'aéroport de DesMoines, j'ai pu réaliser l'ampleur du problème. En louant ma voiture, j'ai expliqué à l'employée de l'agence de location que j'étais là pour enquêter sur les personnes qui ne peuvent plus obtenir d'assurance à cause des tempêtes. Elle m'a répondu : "ah oui je vois bien, c'est un gros problème ici.""
C'est là le nœud du problème : face aux coûts exponentiels générés par les catastrophes, les assureurs… n'assurent tout simplement plus. Tous les procédés sont utilisés : refus du renouvellement annuel du contrat (refus qui n'ont pas même à être justifiés), augmentation massive des tarifs ou, dans le meilleur des cas, mise en place de franchises délirantes (120 000 dollars de franchise pour remplacer sa toiture, dans un exemple cité).
Le phénomène est général. Dans 18 États du pays, le secteur de l'assurance habitation est désormais en déficit. Un résultat financier encore inimaginable il y a peu. Face aux bilans comptables impitoyables, les compagnies n'ont pas franchement d'autre choix que de prendre des mesures drastiques, au risque de geler et paralyser le marché du logement, déjà mal en point (depuis le début des années 1980, l'inflation a fait grimper les prix du logement presque 6 fois plus rapidement que les salaires).
Les spécialistes ne voient pas d'autres issue que l'instauration des systèmes publics d'assurance. Une solution qui hélas n'a rien d'évident. Ce ne serait déjà pas simple à faire passer politiquement, mais passons : les ressources des gouvernements sont, elles aussi, limitées. Si les désastres continuent à se multiplier, qu'il faut payer toujours plus, toujours plus souvent, encore et encore… Le même mur comptable finit tôt ou tard par se dresser sur votre route.
Ce n'est pas tout, comme le révèle le cas des inondations. Un risque que le secteur privé refuse de couvrir de longue date , au point que justement le gouvernement fédéral a été amené à le prendre en charge. Ce qui a généré plus de constructions en zones inondables, "puisque les propriétaires savent que leur bien sera toujours garanti", déplore Flavelle. Après avoir cherché en vain à résoudre cette quadrature du cercle, ce dernier conclut, inquiet : "Au fond, peut-être que l'apocalypse n'aura pas le visage d'une méga tempête, mais celui d'une banale lettre de votre assureur vous écrivant : "Nous sommes au regret de vous annoncer que nous ne pouvons plus assurer votre logement". Peut-être que, d'une certaine façon, le changement climatique à venir s'observe mieux dans les tableaux Excel des agences de notation, là où l'on constate que la profitabilité des compagnies d'assurance s'écroule année après année, bien plus que dans les relevés de données des stations météo."
J'espérais vous suggérer une sortie de secours mais, à mon grand désespoir, je dois en outre constater qu'il n'est pas possible d'acheter des actions de Décathlon, le fabriquant derrière la célèbre tente Quechua. Il n'est pas coté en bourse. Voici tout de même, à toutes fins utiles, un lien qui vous aidera à investir dans Hunyvers, le spécialiste français de la caravane, du camping-car et du bateau de plaisance. Et ici, vous trouverez la boutique en ligne de cannes à pêche Fish & Ships.
Les prix vont de 70 à 350 euros car, comme le résume intelligemment la page d'accueil : "Vaste sujet que celui des cannes". Puisse ce week-end de trois jours vous aider à méditer cette audacieuse sentence.
Pirate
Les cryptomonnaies sont formidables. D'abord défendues comme le moyen de s'affranchir des banques et des États, puis rapidement promues comme la piste idéale pour s'enrichir vite et sans efforts, elles se sont avérées au final, grâce à l'ingéniosité humaine, le procédé idéal pour faire les poches de son prochain.
Devinerez-vous qui se cache derrière une centaine de cyberattaques menées entre 2017 et 2024 à l'encontre des plateformes d'échange de monnaies virtuelles, et peut se glorifier d'un butin de plusieurs milliards de dollars ?
La bonne réponse est "la Corée du Nord" mais si vous avez répondu le Joker je ne vous en voudrais pas (j'aurais personnellement opté pour Danny Ocean, le braqueur incarné par George Clooney dans Ocean's 11, toujours partant quand il s'agit de voler des voleurs).
7 ans durant, révèle un rapport de l'ONU encore confidentiel mais consulté par Reuters, le régime de Kim Jong Un a piloté une série de raids informatiques sur les sites de trading consacrés aux cryptomonnaies —avec une prédilection pour HTX, une plateforme d'échange chinoise basée, cela va de soi, aux Seychelles. En 2024, ce sont déjà 54,7 millions de dollars qui ont été dérobés à 11 sites de trading. Le total des opérations représenterait à ce jour 3,6 milliards de dollars. Le tout sans avoir à suer sang et eau : le plus souvent, l'argent était aspiré via des piratages opérés par des développeurs nord-coréens qui étaient employés par leurs victimes, obligées de recruter un peu trop rapidement pour profiter pleinement du boom des monnaies virtuelles. Le plus drôle est qu'il ne faudrait même pas s'en étonner : "Les travailleurs nord-coréens spécialisés dans les technologies informatiques fournissent des revenus substantiels à leur pays", a expliqué l’un des rapporteurs de l'ONU à l'agence de presse.
Le tout était ensuite blanchi via la lessiveuse en ligne subtilement nommée Tornado Cash. Ses trois fondateurs, Roman Storm, Roman Semenov et Alexey Pertsev sont d'ailleurs déjà aux prises avec la justice. Pertsev vient tout juste d'être condamné à 1,2 milliards de dollars d'amendes par un tribunal néerlandais. Storm et Semenov doivent comparaître aux États-Unis dans le courant de l'année. Ils ont choisi de plaider non-coupables.
J'espère qu'ils ont de bons avocats car l'annonce officielle de la poursuite judiciaire publiée par le ministère de la Justice américain nous informe que l'inculpation est signée de : "Damian Williams, Procureur des États-Unis auprès du District Sud de New York ; Merrick B. Garland, ministre de la Justice des États-Unis ; Christopher A. Wray, directeur du Bureau Fédéral d'investigation (FBI) ; Nicole M. Argentieri, représentante du Procureur général adjoint de la division criminelle du ministère de la Justice ; Matthew G. Olsen, Procureur général adjoint de la Division Sécurité Nationale du ministère de la Justice ; James Smith, directeur adjoint en charge du bureau new-yorkais du FBI et Bryan Jackson, agent spécial en charge de la section "Enquêtes Criminelles" du Trésor Public, Bureau de Cincinnati".
Bonne chance les gars !
Diva
Poursuivons dans les devinettes. Saviez-vous d'où vient le mot "diva" ? Du Latin, bon d'accord, où il signifie "déesse". Mais saviez-vous qui, pour la première fois, l'a employé pour désigner une cantatrice de grand talent ?
Théophile Gautier. En effet, sous ce titre, il consacra un long poème à la soprano italienne Giula Grisi. C'est ce que m'apprend la critique élogieuse du Smithsonian Magazine consacrée cette semaine au livre de Deborah Paderez, enseignante à l'université de Columbia. Elle a choisi dans son dernier ouvrage de célébrer "les divas en tous genres, arguant que leur succès est particulièrement inspirant pour les communautés marginales dont, en premier lieu, les membres des minorités raciales".
De prime abord, le lien entre les cantatrices d'opéra et les banlieues pauvres ou les populations discriminées n'a rien d'évident. Mais ce que rappelle Paderez, c'est que le terme "diva" a désigné au fil des ans des interprètes de tous horizons "comme Bette Davis, Diana Ross, Beyoncé"… Il peut être utilisé "pour décrire presque toute femme à la fois déterminée, provocante et qui, en tout, en fait beaucoup" (en français dans le texte). Autant de personnalités libres et déterminées dont l'autrice dresse le portrait au long des 250 pages qui constituent son American Diva : Extraordinary, Unruly, Fabulous.
Prenez par exemple Rita Moreno, l'actrice portoricaine qui a fasciné le public avec son portrait de Anita, dans l'adaptation au cinéma de West Side Story en 1961. Paredez décrit combien, pour nombre de Latinos, son apparition sous les traits de Anita, battante et tourbillonnante, a remis en question la notion, héritée de longue date, voulant que seules certaines personnes avaient le droit de se faire leur place en Amérique —à une époque où les audiences, au théâtre comme au cinéma, étaient blanches comme neige : "Elle passe d'un style de danse à l'autre, d'une harmonie à l'autre, d'une perspective à l'autre. Elle brouille toutes les frontières, celles qui délimitent les territoires comme celles qui séparent les clans", écrit-elle en résumant l'esprit rebelle de Rita Moreno. De la même façon, Tina Turner ou Aretha Franklin ont elles aussi assumé une personnalité de diva, électrisant leurs fans de la communauté noire et créant des opportunités durables pour les artistes de couleur à venir, qui eux aussi aspireraient à gagner leur vie dans le milieu très blanc du rock et de la pop."
Cette force, celle d’une personnalité unique, libérée et, dans tous les sens du terme, déchaînée, prenant toute sa place sur scène comme le faisaient les chanteuses d'opéra en des siècles parfaitement misogynes, c’est la force qui, découvre-t-on peu à peu, peut transmettre, par-delà les planches, une énergie, une puissance, non seulement à son public mais aussi à tous les publics. C’est la force qui s’incarne, encore et toujours, en dépit de tout, dans le monde entier.
Ou, selon les mots de Théophile Gautier parlant de Taylor Swift de Giulia Grisi : "Chant, passion, beauté, elle a tout : rage contenue, violence sublime, la menace et les pleurs, l’amour et la colère… Entendre Grisi chanter Casta diva est un des plus grands plaisirs qu’on puisse rêver : l’œil, l’oreille et l’âme sont également satisfaits ; le peintre, le musicien et le poète trouvent chacun l’idéal de leur art".
Sans-Abri
Ce n'est pas une plaisanterie : après dix ans sans foyer, le Musée des Sans-Abris emménage enfin dans un lieu permanent. En l'occurrence, l'ancienne maison du jardinier de Finsburry Park, au nord de Londres.
Mais que peut bien exposer et raconter un musée dédié à celles et ceux que l'on appelait autrefois les clochards ? Tout, et rien. Fondé par un couple en 2014, Jess et Matt Turtle, le "Museum of Homelessness" souhaite montrer et préserver ce qui fait la vie, au quotidien, des personnes errantes. Un bâton courbé qui servit, nous explique le Guardian, à la fois de cane, d'armes de défense et de compagnon docile à son propriétaire "jusqu'à ce qu'il en fasse don au musée, ce qui fut pour lui un grand sacrifice". Des photos. Des récits. Mais aussi des sacs poubelle —"on les critique beaucoup mais, quand on est dehors et qu'il pleut, ce sont vos potes", explique un ancien propriétaire. Voire des caddies usés à la vie bien remplie. Ils ont d'abord servi à transporter les maigres possessions d'un donateur anonyme, avant d'être utilisés par les propriétaires du musée, pendant la crise du Covid, pour transporter de quoi aider ici et là.
Car le musée des Sans-Abris n'a pas seulement vocation à raconter des histoires, à transmettre l'expérience de la misère et l'abandon. Ses propriétaires en ont également fait un lieu d'entraide, où l'on peut trouver de l'eau, du chauffage, des sacs de couchage. Au plus fort de la pandémie, l'établissement a même complètement fermé ses portes pour se consacrer entièrement, 18 mois durant, au soutien de celles et ceux qui en avaient besoin. Le cœur de son activité varie, explique Matt, "en fonction des besoins de la communauté à l'instant T".
À cet égard, l'exposition temporaire qui accompagne l'ouverture du musée dans sa nouvelle demeure en dit long sur nos préoccupations. Elle s'appelle "Comment survivre à l'Apocalypse" et se veut, selon le site, "une chance d'écouter et d'apprendre des gens qui ont les compétences et les aptitudes nécessaires pour gérer les effondrements auxquels nous assistons." Il s'agit d'une visite interactive, commentée par des sans-abris, racontant leurs habitudes, partageant leurs astuces, leurs ressources. L'école de la rue, la vraie, débarrassée du glamour et du cool que l'on tend trop souvent à attribuer à l'expression. D'une manière générale, d'ailleurs, le musée est aussi un lieu de témoignage —les descriptifs des audioguides sont ainsi narrés par les sans-abris eux-mêmes, anciens possesseurs de tel ou tel objet dont ils tiennent à faire comprendre le sens profond ou l'utilité insoupçonnée.
Sans contestation possible, la plus belle réussite de l'Angleterre post-Brexit.
Museum of Homelessness via The Guardian
Mode
Histoire de la Princesse devenue crapaud (un conte moral)
Jusqu'à cette semaine, je ne savais pas qui était la personne la plus riche d'Australie. Eh bien c'est Gina Rinehart, née Hancock. Elle a fait sa fortune en héritant de l'empire minier bâti par son père, Lang Hancock, dont j'ignorais tout autant le plan subtil pour "solutionner le problème aborigène", à savoir "tous les enfermer dans des camps et les stériliser de force en distillant des produits chimiques dans leur eau", une proposition soumise sans gêne face aux caméras de télévision de son pays.
Je n'aurais pas pu me douter non plus (c'est la limite de mon imagination, habituée à refuser le manichéisme) qu'elle fût, comme l'écrit sobrement La Tribune, une "mère indigne" qui a tenté il y a quelques années de faire modifier le testament de son défunt père. Ce dernier avait souhaité que la direction du trust familial revienne d'abord à elle, certes, mais ensuite à ses petits-enfants, dès que l'aîné aurait atteint sa vingt-cinquième année. Jugeant ses 4 rejetons "inaptes" et "fainéants", Gina a tenté sans succès de repousser la date de l'héritage à… 2068 (date à laquelle son plus jeune fils aura 80 ans, si Dieu lui prête vie).
Si j'ai fini par faire la connaissance de cette femme formidable, c'est avant tout grâce à elle-même, à son manque d'autodérision. Elle a en effet récemment contacté la National Gallery of Australia pour tenter de faire retirer une peinture de l'exposition en cours, "Australia in colour", dédiée au travail de l'artiste aborigène Vincent Namatijira. Celui-ci s'est spécialisé dans l'ironie, aimant à représenter les puissants de son pays tels qu'ils sont, c'est-à-dire en clowns vulgaires et difformes. Un peu comme si le portrait de Dorian Gray en faisait ressortir le ridicule plutôt que la cruauté abyssale (ce qu'il aurait vraisemblablement moins supporté encore). Sur l'image choisie en illustration ci-dessus, vous pourrez par exemple reconnaître divers champions sportifs ou politiciens locaux mais aussi (sur la première ligne, en quatrième position) le Prince Charles ou, en-dessous, la Reine Elizabeth… Gina, c'est la grosse chaperonne rougeaude sise en troisième position sur la ligne centrale. On peut aussi y voir Jimi Hendrix qui, lui, s'en sort plutôt bien. Explications de l'auteur :
"Je peins le monde tel que je le vois. Les gens ne sont pas obligés d'aimer mes tableaux mais j'espère qu'ils prendront le temps de les regarder et de se dire : "mais pourquoi ce pauvre aborigène a peint ces gens de pouvoir ? Que veut-il nous dire ?" […] Je peins les riches, les puissants, ou ceux qui ont un impact. Les gens qui ont eu une influence sur ce pays, ou sur moi à titre personnel, que ce soit directement ou indirectement, pour le pire ou pour le meilleur […]. Nous sommes tous égaux en Australie, peu importe d'où vous venez, ce que vous faites. Quel que soit votre parcours ou votre héritage. Nous sommes tous Australiens."
Piquée au vif par ce portrait fort peu flatteur mais aussi extrêmement rigolo, Rinehart —par ailleurs donatrice auprès de la National Gallery of Australia à hauteur de quelques dizaines de milliers de dollars australiens par an, selon le site du musée (une misère si l'on songe que son patrimoine est estimé à 30 milliards de dollars américains)— a contacté directement le directeur de l'institution pour lui demander de retirer l'œuvre de l'exposition. Dans le même temps, relève Time Magazine, ses avocats ont engagé une douzaine d'actions en justice pour atteindre ce même objectif.
C'est raté. En réponse, la direction du musée s'est contentée d'un communiqué de presse rappelant avec dépit que "depuis que nous avons exposé, en 1973, la peinture de Jackson Pollock Blue Poles, il y a toujours eu une vive discussion sur les qualités artistiques des tableaux figurant dans notre collection et/ou exposés dans nos salles". En soutien, l'Association Nationale des Arts Visuels a rappelé qu'il est autorisé de créer de l'art "sur tout sujet et par tout moyen" et que "si Rinehart a le droit d'exprimer ses opinions sur une œuvre", elle ne dispose pas de l'autorité qui lui permettrait de "faire pression pour faire retirer une peinture simplement parce que celle-ci ne lui plait pas".
La polémique a évidemment attiré l'attention des réseaux sociaux : là où seuls les amateurs d'art désireux de faire la visite du musée national de Canberra auraient aperçu, quelques minutes durant, la caricature, c'est désormais l'ensemble de la population du pays, et même du monde entier, qui est invité à la contempler sur son fil Facebook ou Google Actu pour se faire une opinion.
La multimilliardaire n'étant pas douée pour se faire des amis, la population se réjouit tout spécialement d'assurer la promo de la caricature. Car Rinehart n’est pas très appréciée depuis qu’elle s’est rendue célèbre en invitant, en toute simplicité "les jaloux" à "passer moins de temps à boire ou à fumer et à fréquenter [leurs] amis pour passer plus de temps à travailler", arguant que "les Africains veulent travailler, et [que] leurs travailleurs sont prêts à le faire pour moins de deux dollars par jour". Tout était dit avec de bonnes intentions : "de telles statistiques m’inquiètent pour le futur de ce pays. Nous devenons un pays cher et risqué pour les investisseurs", s'agaçait-elle.
Reconnaissons toutefois que, si la critique d'art n'est pas son fort, elle sait de quoi elle parle quand il s'agit de mettre les gens au boulot. Récompensée en 2021 du "Life Achievement Award" décerné par le Prix de l'Industrie Minière Australienne, elle avait choisi de livrer cette curieuse anecdote au cours de son discours de réception :
"Quand j'avais environ un an, mes parents m'ont expliqué que papa travaillait tôt le matin, et que moi aussi j'avais un travail, dans le bureau de son entreprise à Pilbara. Un travail qui consistait à froisser les papiers dont il n'avait plus besoin."
Que celui qui n'a jamais regardé un nourrisson en réalisant qu'il pourrait le rentabiliser s'il en faisait plutôt une corbeille à papiers lui jette la première pierre.
Ou le premier détritus.
Beauté
Apple broie, Samsung trinque
Dans l'histoire de l'informatique, il y a une année essentielle : 1984. Apple lance alors une publicité amenée à faire date, réalisée par Ridley Scott. Dans une esthétique totalitaire assumant sa référence au livre de George Orwell, où tout est gris, triste, uniforme et aliénant, une femme sort des rangs pour aller massacrer au maillet le Big Brother local, incarné par un écran géant. Diffusée lors du Superbowl, elle imposera pour longtemps la marque comme un symbole de créativité et d'esthétique. Son message lourdingue colle à merveille à l'esprit du temps, où le néo-libéralisme sauce Reagan s'épanouit dans une Amérique fière d'être à la tête du monde libre, où l'art explose en débauche de couleurs, d'extravagances et de rythmes. Sans un mot, Apple dit alors : "L'ordinateur de bureau vous aliène, mais le MacIntosh vous libèrera. Nos valeurs sont l'imagination, l'autonomie, la beauté."
Ces derniers jours, alors que l'intelligence artificielle a entamé un véritable jeu de massacre à l'encontre des artistes de toutes spécialités, mais aussi des journalistes et même des consommateurs, la marque à la Pomme s'est distinguée par un spot largement jugé du plus mauvais goût, fièrement relayé par son PDG Tim Cook sur son propre compte X. Sur fond de musique joviale, on y voit une presse industrielle broyer implacablement parmi les plus beaux objets du monde : une trompette, une borne d'arcade, un piano, des pots de peinture, un métronome, un buste sculpté, des objectifs d'appareil photo, des livres, des pinceaux, un antistress mignon et, pour finir, une guitare. Le message là aussi se veut clair, quoique légèrement moins ambitieux que le précédent : le nouveau iPad vous permet de faire tout ça et, en plus, il est encore plus fin que le précédent. Mais le spot glace amateurs et amatrices de beauté partout dans le monde, y voyant le symptôme d'une firme qui a perdu sa boussole. L'image est choquante. Elle donne le sentiment que pour réussir, Apple est prêt à détruire tout ce qui rend la vie belle, imprévisible, et surtout, précisément, impossible à faire entrer dans des cases. Indignation générale. Excuses piteuses.
Son concurrent Samsung vient de lui répondre brillamment, avec son propre spot vidéo qui se veut une suite directe de la publicité ratée. Une jeune femme métisse entre dans la pièce froide et métallique ravagée. Parmi les débris, elle ramasse la guitare, mal en point mais avec toutes ses cordes. Elle en tire quelques notes désaccordées puis, grâce à une partition qu'elle suit sur sa toute belle tablette Samsung posée sur un chevalet de bois, joue trois arpèges simples et beaux. Slogan : "Creativity cannot be crushed", "Impossible de détruire la créativité". Le tout est également diffusé d'abord sur X, accompagné du simple statut un poil insistant : "We would never crush creativity".
Je n'ai pas pour habitude de relayer des publicités et je n'accorde pas plus à Samsung qu'à Apple ma confiance quand il s'agit de privilégier la liberté et les jeunes talents aux revenus des actionnaires. Mais je sais aussi tirer mon chapeau quand un coup de communication est bien joué. L'opération est assez splendidement réussie. Surtout, j'adore quand tombent les masques. Quand Apple, qui se distingue surtout, ces derniers temps, par ses rachats d'actions —110 milliards pour le dernier— finit par confesser l'étroitesse de son esprit rongé jusqu'aux os par l'avarice la plus pure. Quand son concurrent le plus direct (que, je le répète, je ne suppose pas plus vertueux) admet publiquement avoir compris que le public n'aspire pas à plus de machines, de gadgets, de flux, mais de sens et de beauté.
Elle fait bien sûr tout cela pour malgré tout en vendre, des machines et des processeurs et des données, et faire rentrer nos cerveaux au bercail de la société de consommation. 30 secondes de marketing ne suffiront pas à changer la direction dans laquelle tourne le monde. Mais elles contribueront au minimum à témoigner que, même si la technologie finit par se refermer sur nous comme une prison, tout cela se sera passé, mais oui, en dépit de nos volontés.
Bizarre
L’art sans art
Cette semaine, le magazine spécialisé dans la mode, l'art contemporain et le snobisme, Whitehot, a choisi de déroger aux règles habituelles du journalisme en choisissant de traiter d'un sujet dépourvu d'une quelconque actualité (et moi j'en fais une actu, vous avez le droit d'admirer à quel point c'est malin).
Mais c'est pour une bonne raison : leur critique Victor Sledge semble tout simplement être tombé amoureux du travail d'un peintre étrange et méconnu, Patrick John Stuver. Un homme à la vie "tout sauf stable", attaque d'entrée l'article.
La cause de cette instabilité précoce ? Un père absent et une mère bipolaire, induisant "un monde en changement constant pour moi", se souvient l'artiste. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il s'est spécialisé dans la métamorphose et la transformation, se faisant —c'est la thèse de l'auteur— plus alchimiste que peintre.
Il est impossible de rendre justice à ses œuvres en les reproduisant sur papier ou en ligne —c'est l'autre paradoxe. Celles-ci sont recouvertes de peinture, certes, mais aussi de toutes sortes de matières plus ou moins périssables, ramassées au gré de ses balades en ville ou en nature. Un travail, en fait, "garanti zéro déchet". "Ainsi, il essuie ses pinceaux sur les rebords de la toile, et il peint des deux côtés du canevas. Ses textures, faites de toutes sortes de matériaux, créent des formes topographiques, à la fois peintures et sculptures, à la fois nature et artifice. Ses pièces fonctionnent comme une expérience à 360°".
Elles transcendent également le temps, car Stiver avoue candidement être totalement incapable de prévoir comment elles évolueront au fil des ans, puisqu'elles sont faites essentiellement de composés périssables. Elles seront amenées, immuablement, à déteindre, à se délaver, à périr.
"J'essaie d'embrasser un art qui soit anti-art. Oui, je comprends les théories, mais je crois qu'il y a toujours de la beauté dans ce que les processus naturels créent d'eux-mêmes", résume-t-il, nous laissant perplexe ou ému —à vous de choisir— devant ces formes volontiers effrayantes, parfois splendides. Un monde intérieur énigmatique, qui ne cesse de nous observer tandis que nous regardons dans l'abîme.
Mais aussi, mais encore
En bref : les news auxquelles vous avez échappé
Pendant ce temps-là, ici, ailleurs et à côté…
Des violences éclatent dans la province afghane du Badakhshan, en réponse aux tentatives des Talibans d’éradiquer la culture du pavot (The Dawn) — À dix ans, la Néo-Zélandaise Tapaita Fonokalafi remporte le prix international de “Little Miss Univers” lors du concours qui se tenait, cette année, à Antalya en Turquie (Stuff) — Les Philippines dénoncent l’emprise croissante de la Chine sur les eaux internationales, par l’artificialisation rapide d’îles qui ne lui appartiennent pas (The Diplomat) — Le World Press Freedom Prize de l’UNESCO 2024 décerné “aux Journalistes de Gaza” (Middle East Monitor) — La police tunisienne perquisitionne deux fois en deux jours les bureaux du syndicat de la magistrature (Arab News) —Le transport ferroviaire de passagers rétabli entre la Russie et la Corée du Nord (The Korea Times) — Cyberattaque contre les services éducatifs de la ville d’Helsinki : les données personnelles, y compris médicales, de 80 000 étudiants et 40 000 employés municipaux dérobées (Zataz) — Un Américain arrêté pour contrebande à l’aéroport d’Istanbul en possession de 1 500 araignées et scorpions finalement relâché : il travaille pour le Musée Américain d’Histoire Naturelle (Artnet).
Prochaine Édition du Week-end : samedi 25 mai.
Gardons les pieds sur Terre pendant que ça tourne.
Un grand merci à Marjorie Risacher pour sa relecture attentive, et ses coquillicides impitoyables.
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