L'Édition du week-end du 13 avril 2024
Cliquez ici pour lire en ligne

Chère lectrice, cher lecteur,
permettez-moi de vous souhaiter un très bon week-end en compagnie, cette semaine, de Hongrois en colère, d’un crooner dans un mauvaise passe, de lumière pliable, de poissons voyageurs, de médecine suisse, de Beatrix Potter, de John Carpenter et d’une catastrophe planétaire évitée de justesse.
Très bonne lecture,
la conscience artificielle de votre téléscripteur favori.
NB : Tous les liens sont testés avant envoi. Si certains ne fonctionnent pas sur votre navigateur, un clic droit vous permettra malgré tout de l’ouvrir ou de le copier-coller pour arriver sur la page concernée.
La porte de la semaine

La plus mondiale des cyberattaques
On l'a échappé belle. Oui je sais : les pires nouvelles semblent surgir de partout et toujours en même temps mais là, croyez-moi, on l'a échappé belle, vraiment. Vous, moi et tout le monde.
Avant d'expliquer pourquoi, remettons-nous un instant dans le contexte des années 1980 et 1990, quand Internet prend sa forme et son ampleur modernes. À l'époque, il existe toute une communauté de codeurs et d'informaticiens mus par l'esprit du partage et par une idéologie un peu néo-hippie, clairement et fièrement utopiste, selon laquelle le réseau est l'aventure la plus prometteuse et enthousiasmante qu'ait connu l'humanité depuis… peut-être toujours. Mais il y a encore du pain sur la planche. Alors on développe, beaucoup. C'est là que se solidifie le mouvement de l'open-source, selon lequel les codes qui font tourner les machines doivent être publics et connus de tous. Ainsi, chacune et chacun peut contribuer, en toute liberté, à son amélioration. Avec pour seul objectif le bien-commun, puisqu'il n'est pas question de se rémunérer, et encore moins de déposer des brevets.
Ce mouvement, toujours bien vivant quoique moins audible, est celui qui a le plus contribué à construire la Toile telle que nous la connaissons. Partout dans le monde, les serveurs qui hébergent les données et les logiciels qui les transmettent tournent, quasiment tous, sur Linux. Un système gratuit, développé gratuitement, pour l'amour du sport (et de l'humanité), utilisé par Google comme par Windows… mais toujours entretenu par des bénévoles, parfois des ingénieurs opérant littéralement seuls dans leur coin. Ça peut paraître risqué… Mais comme tout le monde peut ainsi vérifier le code en permanence, et qu'il s'agit tout de même d'une communauté, ces mêmes ingénieurs peuvent s'assurer au quotidien que les choses avancent comme elles le devraient.
Jusqu'à récemment, avec une affaire de piratage abracadabrantesque. Un hackeur est parvenu à installer une "backdoor" —une porte de derrière— de façon invisible dans une part minime du logiciel Linux, (appelée xz Utils mais ça n'a aucune importance). À cette fin, un individu ou plus probablement, en réalité, une organisation agissant sous le pseudonyme de Jia Tan (l'usage de pseudos fait partie intégrante de la culture open-source) a proposé ses services pour contribuer, à sa modeste échelle, au développement de xz Utils en 2022. Il a rendu des services, fait des suggestions, développé, toujours avec rigueur et talent au point, peu à peu, que la communauté naturellement méfiante lui a fait de plus en plus confiance. Cela lui a pris presque deux ans, avant de pouvoir agir directement sur l'architecture xz Utils.
C'est alors, et alors seulement, qu'il a implanté quelques modestes lignes, pratiquement indétectables, lui permettant de pirater le protocole de sécurisation SSH (Secure Shell Protocole). C'est "la porte de derrière" par laquelle il pouvait désormais lancer ses propres applications sur toute connexion utilisant SSH. C'est-à-dire, au risque de me répéter, sur la quasi-totalité des connexions internet du monde. "La vaste majorité des serveurs, dont ceux utilisés par les banques, les hôpitaux, les gouvernements et les 500 entreprises les plus profitables du classement de Fortune opèrent ainsi", rappelle le New York Times. Autrement dit, "Jia Tan" avait désormais une porte ouverte sur le monde entier. "Il aurait disposé d'un passe-partout pour entrer dans les centaines de millions d'ordinateurs du globe qui utilisent SSH. Une clé qui pouvait lui permettre de dérober des informations personnelles, d'implanter des virus, de causer des incidents majeurs au sein des infrastructures, le tout sans se faire prendre."
Il a fallu pour que la faille soit découverte qu'un ingénieur de 38 ans travaillant chez Microsoft, l'Américain d'origine allemande Andres Freund, réalise au cours d'un test de routine qu'une de ses applications mettait quelques micro-secondes de plus que d'habitude pour faire son travail. Mais aussi qu'il décide de se demander pourquoi. Qu'il farfouille, relève des messages d'erreur minimes puis contacte la communauté pour que le piratage soit détecté et xz Utils corrigé. Comme l'écrit encore le Times :
"Dans le monde de la cybersécurité, un ingénieur en base de données qui découvre par inadvertance une backdoor, c'est un peu comme un employé de boulangerie qui remarque une drôle d'odeur dans un pain sorti du four et en déduit à raison que quelqu'un a trafiqué l'approvisionnement planétaire de blé. Le genre d'intuition qui exige des années d'expérience, une attention obsessionnelle aux détails, et une bonne dose de chance".
Le bricolage sur lequel repose en bonne partie Internet, fruit de décennies de travail "open source", s'est donc malgré tout révélé un atout plus qu'un défaut : dans un système privé, fermé, il y a moins de gens susceptibles de découvrir un problème et le relever.
Jia Tan a depuis disparu. Le temps et la patience requis, mais aussi les connaissances techniques nécessaires, pointent vers un acteur étatique. Son patronyme suggère la Chine, mais comment savoir ? Les experts soupçonnent aussi la Russie ou la Corée du Nord. Ou une mafia. Il n'y aucune piste, aucun indice. Ça pourrait aussi bien être votre voisin agissant pour le compte des extra-terrestres, sans bien sûr vouloir vous rendre parano.
Vous pouvez donc reprendre sereinement votre lecture. La porte de derrière a été refermée. Les codeurs ont recommencé à coder. Freund, lui, n'aspire qu'à retrouver l'anonymat. Il a même refusé de poser pour la photographe du quotidien new-yorkais. Il a mieux à faire puisque, comme il l'a expliqué, "la prochaine version de PostgreSQL, la base de données informatique sur laquelle il travaille, doit sortir en fin d'année, et il essaie de mener à bien quelques changements de dernière minute avant la deadline, alors "Je n'ai pas vraiment le temps de faire la fête", a-t-il simplement déclaré".
Votre horoscope tribal

Le signe de la semaine : Magyar
Il est Hongrois et s'appelle Magyar. Ça tombe bien mais, maintenant que c'est dit, je n'y reviendrai plus. Un jeu de mots ça va, trois jeux de mots bonjour les dégâts.
Peter Magyar est un ancien du Fidesz, le parti de Viktor Orban, Premier Ministre depuis… 2010, quand même. Magyar ne s'oppose que depuis quelques semaines à peine à l'autocrate du Danube, mais avec force. Il vient de rassembler au moins 200 000 personnes face au Parlement de Budapest la semaine dernière, dans ce qui s'est imposé comme la plus grande manifestation populaire dans le pays depuis la chute du communisme. "Une immense défaite pour le Fidesz", décrit Intellinews, "qui essaie de discréditer Magyar en le traitant comme une figure futile. Mais aussi une gifle pour l'opposition qui depuis des années n'a jamais réussi à réunir une foule aussi massive que celle qui s'est rassemblée ce samedi". Son parti, qui n'est même pas encore officiellement constitué, cumule déjà 15 % des voix, selon les premiers sondages. Cela alors que "le parti au pouvoir a perdu de sa vigueur et ne semble plus contrôler le narratif, plongeant de crise en crise depuis ces derniers mois."
Le phénomène a surgi à la faveur d'un scandale plus gros qu'une maison, quand le public a appris que la Présidente du pays et ancienne ministre de la Famille, Katalin Novak, a amnistié un an plus tôt le directeur adjoint d'un orphelinat. Son crime était pourtant outrageant. Il avait couvert les abus sexuels exercés par son patron sur les enfants dont ils avaient la charge. La Présidente a démissionné. Le directeur est, lui, toujours en prison.
Or la grâce présidentielle a été contresignée par Judit Varga, ministre de la Justice et ex-épouse de Peter Magyar. Elle a également démissionné, tandis que Magyar faisait savoir sur Facebook que l'affaire avait achevé de lui ouvrir les yeux en l'aidant à comprendre que "l'idée d'une Hongrie nationale, souveraine et bourgeoise" défendue par le Fidesz n'était qu'une "couverture pour masquer la réalité d'un pays soumis à la corruption et au népotisme". Il est depuis parti à l'attaque. Interview après interview, il répète qu'il va se présenter aux élections européennes et locales du 9 juin, via un parti déjà existant qu'il n'a pas encore nommé —il entretient des pourparlers avec plusieurs formations politiques minoritaires.
Dans le même temps, son ex-femme l'accuse de violences conjugales physiques et psychologiques. Des propos abondamment relayés par les médias pro-Orban et que lui qualifie de diffamations, affirmant que la plainte déposée à son encontre est le fruit d'un chantage exercé sur son ex-compagne par les membres du Fidesz.
Pour l'instant, la police enquête et la presse ignore totalement la réalité des faits. On ne sait pas non plus si Magyar, qui ne perd pas une occasion de réaffirmer ses positions conservatrices, s'avérera en cas de succès un patriote sincère, un démocrate, un politicien courageux ou simplement un dirigeant brutal et tyrannique de plus. Mais la population hongroise semble pour l'instant lui accorder sa confiance :
"À partir de 15 heures, la place iconique en face du Parlement était remplie, et la foule débordait dans les rues adjacentes. Beaucoup arboraient des drapeaux rouge, blanc et vert, qui rappelaient aux observateurs l'apparence des rassemblements du Fidesz. Mais les analystes ont remarqué avec justesse qu'il s'agissait plutôt d'une tentative revendiquée de se reprendre en main les symboles que s'est approprié le parti au pouvoir.
Magyar et son équipe portaient eux aussi une large banderole alors qu'ils défilaient dans le centre de Budapest rappelant les marches pro-Fidesz. Son slogan disait : "N'ayez pas peur". D'autres manifestants arboraient des pancartes où figuraient les noms de leurs villes d'origine.
L'événement a duré deux heures et a commencé par la lecture d'un texte, porté par la voix d'un acteur populaire. Il racontait les histoires de plusieurs Hongrois expatriés. On estime qu'environ 500 000 personnes ont quitté la Hongrie depuis que Orban s'est hissé au pouvoir en 2010, à cause de la corruption du régime, de son népotisme, de la mise à mort du système éducatif et des reculs démocratiques du pays."
Entre la chute de Bolsonaro, les très mauvaises perspectives auxquelles fait face Donald Trump, les difficultés de Javier Milei, la déchéance de Boris Johnson et, désormais, le bateau qui tangue sévèrement pour Orban, on a le droit de penser que le populisme nationaliste qui gangrène les démocraties n'est pas forcément là pour durer. Les vents mauvais ne sont certes pas complètement apaisés, mais ce bon vieux Éole a lui aussi encore du souffle.
Crooner
Nazir Habibov a fait des bêtises. Pour commencer, sa dernière vidéo où il a choisi d'accompagner son chant de pop star et sa mélodie sirupeuse d'un fond tendance "Maison de disques des années 80 qui essaie de surfer sur la vague rap, mais avec des Blancs". C'est très mauvais, à mon goût.

À mon goût mais, d'après les très respectables 34 000 Vues de son titre en 5 jours, pas à celui de ses fans au Turkménistan, d'où ce chanteur exerce ses talents. Ou plutôt, voudrait les exercer. Car le voici derrière les barreaux pour la deuxième fois de sa carrière, prévient le site d'information et vigilance Radio Free Europe. Et cette fois-ci, dans de bien sombres draps.
Car Habibov se retrouve détenu en Iran pour possession de drogues et tentative de contrebande (en l'occurrence 20 grammes d'héroïne). Bien que Turkmen News, qui semble en contact étroit avec les autorités d'Achgabat (c'est la capitale du Turkménistan même si on a tendance à l'oublier) affirme que le ministre de l'Intérieur "va très probablement tenter d'obtenir son extradition pour un procès dans son pays" et que le chanteur de 35 ans "ne risque probablement pas les années de prison ou la peine de mort" qu'implique son crime chez les Mollahs, on reste depuis sans nouvelles de la vedette. Sur Instagram, sa femme évoque des "problèmes" et des "malentendus". Son compte personnel a seulement posté jeudi soir une brève vidéo d'un enfant, très mignon, bondissant et heureux de montrer à la caméra sa collection de maillots de foot. Pour seule légende, on peut lire le simple hashtag "#habibovfamily".
Le gouvernement turkmène se trouve dans une situation délicate. Conscient de la popularité du jeune homme, il avait effacé son ardoise une première fois : en 2022, Habibov avait été pardonné puis libéré après sa condamnation à 12 ans de prison pour détention de stupéfiants en 2016. Depuis, il "a sorti plusieurs chansons faisant l'éloge du Président et de son prédécesseur, à savoir Serdar Berdymukhammedov et son père Gurbanguly, qui exerce toujours un grand pouvoir", note Radio Free Europe. Son clip "Arkadagly Serdara Shorat" ("Saluez votre ami", si j'en crois Google Translate") (à voir ici si votre truc c'est la propagande à lourds sabots et les soleils levants sur paysages bucoliques) ne manque en effet pas de piquant. Seulement de dignité.
Mais bon : en 2016, le chanteur était apparu à la télévision d'État menotté, pour confesser ses crimes, exprimer ses regrets et demander pardon, probablement sous l'amicale pression des autorités. Dans ces conditions, je choisirais peut-être bien moi aussi de chanter les louanges de mon président. Surtout s'il s'agit de Serdar Berdymukhammedov, élu en 2022 avec 73 % des voix après que son père, au terme de 15 ans de pouvoir, eut lui-même démissionné de la tête de l'État. La famille avant tout.
Particule

Enseignant-chercheur à la Brown University de Providence (Rhode Island), Daniel Mittleman ne mâche pas ses mots : "On veut plus de données par seconde", s'agace-t-il auprès de Futurity, magazine scientifique qui a lu pour nous sa dernière étude publiée par Nature.
Le problème est simple comme un fil à tirer, mais un fil barbelé tant chaque portion apporte son lot de problèmes. Pour le résumer, je me fie ici entièrement à Futurity, n'ayant pas encore mon diplôme d'ingénierie en télécommunications et, d'ailleurs, aucune intention de le tenter. En gros : les réseaux cellulaires et Wifi que nous employons aujourd'hui atteignent les limites de leurs capacités en termes de bande passante. Ils ne peuvent pas contenir et transmettre beaucoup plus d'informations qu'ils ne le font aujourd'hui. Ce ne sont, après tout, que des micro-ondes. Et une micro-onde, c'est tout petit (si ça se trouve en vrai c'est mon truc, la physique ondulatoire. On dirait, non ?).
Comme évidemment les données fonctionnent exactement comme le beurre de cacahuète (il en faut toujours plus), il est temps de délaisser les micro-ondes pour les remplacer par de bon gros Térahertz. Ou alors, résignons-nous à ce qu'il faille plusieurs minutes pour télécharger l'intégralité de Julie Lescaut mais la vie est déjà bien assez dure comme ça.
Hélas, rien n'est simple : les Térahertz peuvent contenir jusqu'à 100 fois plus de données que notre Wifi quotidien, c'est vrai. Mais ils sont en contrepartie bloqués par les plus petits obstacles. Ils ne peuvent même pas traverser un corps humain. C'est nul. (Bon allez, tous les Térahertz ne sont pas limités à ce point-là, certes. Mais ceux qui transportent Julie Lescaut, si).
La difficulté centrale c'est que, là où les ondes Wifi emplissent un espace, votre appartement par exemple, un peu comme l'eau dans un bain, les Térahertz doivent eux voyager sous forme de faisceau étroit et directionnel. "Si vous bougez, le rayon doit vous suivre pour maintenir le lien. Si vous sortez de son chemin, ou si quelque chose le bloque, vous n'avez plus aucun signal", explique Mitltleman avec certainement une lueur dans l'œil puisqu'il a trouvé comment négliger ce handicap.
Je n'y comprends rien mais vous l'avez peut-être remarqué : j'aime la poésie. Aussi prends-je la liberté de reproduire le fonctionnement de son invention, tel que décrit par Futurity :
"Dans son étude, Mittleman et ses collègues introduisent le concept de rayon auto-accélérant. Ce sont des configurations électromagnétiques ondulatoires spécifiques qui se courbent naturellement en se déplaçant dans l'espace. Elles ont déjà été étudiées sur des fréquences optiques mais sont désormais explorées pour la communication par Térahertz.
Cette idée a servi de point de départ aux chercheurs. Ils ont conçu un transmetteur fonctionnant selon des schémas soigneusement designés pour que le système puisse manipuler la force, l'intensité et le délai des ondes électromagnétiques produites. Avec cette capacité à manipuler la lumière [c'est moi qui souligne], ils peuvent faire coopérer les signaux de manière efficace, pour que le contact soit maintenu même quand un objet solide bloque une portion du rayon."
C'est ça qu'on veut dans la vie : de l'air, de l'eau, du pain et de la lumière pliable. Des Térahertz en lianes, pour nous raccrocher en permanence au virtuel afin d'oublier à tout jamais que le monde réel continue bêtement à exister.
Poisson
C'est une belle journée pour les poissons car c'est l'anniversaire de leur sonnette. Allez donc vous aussi sonner à la porte du canal si le cœur vous en dit. Ou, avant, lisez donc la suite pour comprendre un traître mot des phrases qui précèdent.

Le plus simple est sans nul doute de préciser que tout est à prendre au sens littéral. Smithsonian Mag célèbre cette semaine l'anniversaire de la première sonnette pour poissons, officiellement mise en service le 29 mars 2020 à Utrecht aux Pays-Bas. Elle est le fruit du combat de deux écologistes locaux, Mark van Heukelum et Anne Nijs (qui se sont rencontrés à l'Association des Noms au Fond pas Si Compliqués Pour des Néerlandais, l'ANFPSCPN).
Ces deux amoureux de la nature étaient effrayés de constater qu'au printemps, quand l'eau se réchauffe et que certaines espèces de poissons migrent en quête d'un endroit frais pour pondre et se reproduire, ils (les poissons, pas les biologistes, suivez, un peu) pouvaient facilement se retrouver pris au piège des canaux d'Utrecht. "Nous vivons dans un pays en partie situé au-dessous du niveau de la mer", rappelle Mark. "Donc on a construit beaucoup de barrages, de digues et d'écluses. C'est une bonne chose parce que ça nous permet de garder les pieds secs. Mais en même temps, ça crée de très, très nombreux obstacles pour les poissons."
À Utrecht, un point de passage en particulier les met en danger : une écluse qui ne sert presque plus et donc a pratiquement cessé de s'ouvrir. Résultat : les poissons s'entassent et s'entassent, servant de buffet à volonté pour leurs prédateurs, les grèbes et les cormorans.
Enfin ça, c'était avant puisque, il y a quatre ans donc, van Heukelum et Nijs ont fini par convaincre la mairie d'installer une sonnette. Comme ils sont décidément fort compatissants, ils ont en prime imaginé un système qui dispense les poissons de l'activer eux-mêmes. Au lieu de cela, une caméra vidéo émet en permanence, sur le site internet de Visdeurbel ("The Fish Doorbell", je l'écris en anglais pour éviter de répéter encore les mots Poisson et Sonnette qui sont déjà beaucoup trop présents dans ce texte. Or Poisson comme Sonnette n'ont pas beaucoup de synonymes et il faut éviter de trop souvent répéter les mots, comme par exemple Poisson ou Sonnette, pour des questions de style car sinon ça donne l'impression qu'on ne s'est pas relu).
La sonnette pour poissons se trouve donc à cette adresse et, quand le spectateur bien humain du flux vidéo constate que trop de poissons se sont accumulés pour leur propre bien, il lui suffit d'appuyer sur un gros bouton juste à côté du lecteur (la sonnette). Alors s'ouvrent l'écluse et le passage. Enfin presque : le signal est d'abord relayé à des professionnels, qui s'assurent que suffisamment d'animaux vertébrés à branchies —vous voyez, même les périphrases, pour éviter de répéter poisson, ce n'est pas très heureux— sont présents, afin de tempérer les ardeurs des plaisantins et obsessionnels.
C'est devenu, nous dit le Smithsonian, "un passe-temps populaire". Cette année, depuis le premier mars, le spectacle compte déjà 1,1 million de visiteurs uniques (pour 40 000 coups de sonnette).
À mon avis, il y a comme un besoin de sens, dans notre société, mais je ne voudrais pas m'avancer.
Mode

La nostalgie n’est plus ce qu’elle était
Un jour apparut la nostalgie. Ce jour, c'est celui de 1689 où Johanes Hofer soutint sa thèse de médecine à Bâle, portant alors un nom sur cette maladie détectée depuis peu, mais qui semblait en pleine croissance. Agnes Arnold-Foster raconte l'histoire de cette "maladie" dans Nostalgia : A History of a Dangerous Emotion, aux éditions Picador. Pour History Today, elle revient sur les origines de ce qui est alors considéré comme une maladie mortelle.
D'abord diagnostiqué chez les mercenaires suisses envoyés loin de chez eux, le "mal du pays" (en français dans le texte, Hofer était né à Mulhouse) se répand rapidement dans d'autres franges de la société. Arnold-Foster prend l'exemple d'une jeune laitière des Alpes, victime d'une chute accidentelle dans la région escarpée où elle travaillait. Sérieusement blessée, elle fut traitée en ville. Elle récupéra progressivement mais quand, au bout de plusieurs jours de soins, elle reprit conscience, elle était frappée… de nostalgie. Et c'était grave : ses montagnes lui manquaient tellement qu'elle régurgitait médicaments et nourriture. Elle ne prononçait plus un mot, si ce n'est "Ich will Heim ; ich will Heim." (Je veux rentrer à la maison), "apathique et tournée vers le mur". Ses parents vinrent finalement la chercher. Une fois de retour au domicile familial, elle se remit sans difficultés.
La nostalgie à l'époque est bien une maladie mortelle. Elle se caractérise, écrit l'autrice en reprenant les descriptions de Hofer, par "une tristesse continue, une obsession pour la terre natale, un sommeil perturbé, "interrompu d'éveils ou, au contraire, continuel" , une "stupidité de l'esprit", une faible tolérance pour les plaisanteries cruelles ou même les plus bénignes injustices, et peut aller jusqu'à un affaiblissement physique, un appauvrissement de l'ouïe ou de la vision, de la fièvre, voire une perte d'appétit et de soif, ces deux derniers symptômes étant ceux qui menaient le plus souvent au décès du patient".
L'épidémie de nostalgie complique alors, avant tout, la vie des armées. Jusqu'à 5 000 soldats en sont diagnostiqués durant la guerre de Sécession, avant que le terme tombe en désuétude ("la dernière personne à mourir de nostalgie fut un soldat américain envoyé sur le front européen en 1918")… Ou plutôt que la nostalgie devienne un simple état d'esprit et non un mal mortel, comme aujourd'hui.
De maladie, la nostalgie a mué en simple sentiment. Mais les victimes de cette affliction parfois fatale ne souffraient-elles pas plutôt, comme le concevrait la médecine moderne "de scorbut, de dénutrition, de problèmes cardiaques, d'un virus, de la malaria, de dépression, d'anorexie, de psychose ? C'est impossible à savoir", nous dit l'historienne : "nous n'avons plus de corps à examiner et, même si c'était le cas, la dépression ne laisse pas plus de signes dans les os que dans la chair momifiée. Quant aux virus, ils mutent et reflètent les sociétés qu'ils infectent".
Si vous aussi vous regrettez un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, ne suivez donc pas les conseils médicaux du XIX° siècle pour vous soigner. Il peut être périlleux de trouver la juste posologie des médicaments alors préconisés (le mercure et l'arsenic). L'application de sangsues pouvait aussi, dit-on, produire de bons résultats : là vous pouvez y aller, c'est plutôt sans risques et ça peut faire des copines.
À la réflexion, si vous prenez vos conseils médicaux dans cette newsletter et en êtes réduits à vous auto-administrer des sangsues pour avoir quelqu'un à qui parler, si, finalement, allez consulter.
Beauté

L’honneur de Potter
Êtes-vous plutôt contes ou biographies ? C'est la question du jour.
Les contes sont ceux de Peter Rabbit et Benjamin Bunny, soit Pierre et Jeannot Lapin en français. Vous les connaissez peut-être, les avez croisés au moins, c'est certain. L'histoire est celle de leur autrice, Beatrix Potter —Sainte Beatrix, au pays de la littérature enfantine.
Le Morgan Library and Museum, à New York, a choisi de se pencher sur la vie de cette écrivaine, dessinatrice et naturaliste qui en 1900, à 36 ans, a donné vie à cette bondissante famille et à leurs histoires. Le magnifique établissement (et bibliothèque de recherche) fondé en 1906 par le banquier J.P. Morgan Junior consacre jusqu'en juin une exposition exceptionnelle à une femme qui ne l'était pas moins.
Si l'on connaît plus, aujourd'hui, son œuvre littéraire, il convient de ne pas oublier que Beatrix Potter fut avant tout une mycologue et une naturaliste passionnée et talentueuse. C'est d'ailleurs, rappelle le Washington Post, la fidélité aux corps ou attitudes des lapins, curieusement préservée dans leur humanisation, qui rend impérissable son travail.
Son amour pour "tout ce qui pousse" (comme l'écrivait Tolkien à propos des hobbits) fut tel qu'elle utilisa l'argent gagné grâce à ses livres (mais aussi, note le journal, au merchandising qui —déjà— en était tiré, poupées, jeux de société ou figurines) pour s'acheter un paradis de verdure. Elle acquit à cette fin des centaines d'hectares auprès du National Trust dans le splendide District des Lacs de son Angleterre natale, afin de préserver l'endroit… et d'y élever un troupeau de moutons. À sa mort, son testament rendit les terres au gouvernement —c'est désormais un parc national. Elle s'y créa aussi un refuge personnel, "fait de meubles rustiques, d'art et d'antiquités rares".
"Beatrix Potter : l'appel de la nature", explique le musée, "rassemble dessins, livres, manuscrits et artefacts venus de nombreuses institutions du Royaume-Uni […]. Accompagnés de l'exceptionnelle collection de ses lettres dessinées que possède le Morgan, ces objets retracent comment Potter, son mélange innovant d'observations scientifiques et de narration imaginative, ont donné vie à des œuvres qui comptent parmi les plus populaires de la littérature enfantine."
La vidéo d'aperçu mise en ligne par le musée permet de se faire une idée de la richesse de l'exposition comme d'apprécier à sa juste mesure la finesse d'un trait, l'humour, la tendresse, mais aussi la pédagogie dont sut faire preuve toute sa vie une femme, qui dans ses vieux jours —elle s'éteignit de maladie en 1943— n'aimait rien tant que passer du temps en compagnie des "girls guide" —le versant féminin des boys-scouts. Un mouvement qu'elle contribua également à financer et dont les jeunes membres venaient fréquemment lui rendre visite, au sein de son écrin de calme et de lumière.
The Morgan Library and Museum via The Washington Post
Bizarre

Le voici, juste là, derrière toi
John Carpenter voudrait vous dire bonjour.
C'est un cinéaste à l'histoire étrange.
Comme beaucoup d'Américains de son époque (il est né en 1948), il est marqué enfant par le cinéma de science-fiction des fifties, souvent considéré comme kitsch aujourd'hui mais qui terrorisait les gosses —même si son truc c'est d'abord et avant tout le western. Ce mélange —SF, horreur et western— caractérisera d'ailleurs l'ensemble de son œuvre.
Né dans l'État de New York, Carpenter grandit dans une ville paumée et réactionnaire du Kentucky. À 18 ans, il s'enfuit vers la Californie et s'inscrit à l'USC, l'école où presque tout les futurs réalisateurs du nouvel Hollywood aiguisent déjà leur plume. Mais ils goûte peu leur intellectualisme et leur goût pour l'avant-garde. Dans son art, Carpenter a tout du classique.
Son film d'étudiant est suffisamment réussi pour que, transformé en long-métrage, il connaisse une sortie en salles. C'est une comédie qui suit des routiers de l'espace en proie à l'ennui. De l'avis critique, c'est longuet mais, au sens propre, remarquable. Dans la foulée, son co-auteur remanie le script pour en tirer un projet qui terrifiera des générations : Alien. Carpenter part lui réaliser Assaut, une sorte de western contemporain où les Indiens sont remplacés par des gangsters et le fort par un commissariat de quartier en proie à l'abandon. C'est sombre, glauque et flippant, en partie grâce à la bande originale, une des toutes premières réalisée presque entièrement au synthétiseur… par l'auteur lui-même, trop fauché pour se payer un compositeur.
Assaut est un film à petit budget, alors quand un producteur veut tourner pour pas cher un truc qui ferait peur, il se tourne vers lui. Le producteur n'a qu'une vague idée en tête : il voudrait titrer ça Halloween, parce que ça se passerait le soir d'Halloween et que ça pourrait sortir le soir d'Halloween. Sur les écrans en 1978, La Nuit des Masques (en français de l'époque) a été mis en boîte pour 300 000 dollars. Il en rapporte 65 millions.
Carpenter enchaîne ensuite les réussites commerciales, artistiques et désespérées avant de connaître la chute. La cause en est The Thing, le remake d'un film mi-SF mi-épouvante des années 1950 qu'avait produit et, dit-on, largement dirigé le légendaire Howard Hawks.
Encore aujourd'hui, The Thing est considéré comme l'un des plus grands films d'horreur de tous les temps. Son concept, tiré d'une nouvelle paranoïaque de 1938, explique bien pourquoi : l'ennemi ici est "the thing", "la chose", un extra-terrestre qui peut prendre la forme qu'il désire, à tel point qu'il semble ne pas en avoir lui-même. Comment filmer l'informé et l'inmontrable ? En faisant appel à un prodige des effets spéciaux, Rob Bottin, 22 ans à peine, qui donne vie et crédibilité à une créature effroyable et dégoûtante.
The Thing est si sombre, si radical, si claustrophobe, si répugnant qu'il écœure jusqu'aux journalistes amoureux du cinéma de genre. Même à l'époque, il y a des portes qu'on préfère laisser fermées. Le public fait son choix : le grand succès de 1982 aux US, c'est E.T. Deux salles, deux ambiances, l'expression a rarement été plus appropriée qu'ici.
Carpenter ne se remettra jamais du flop commercial, du rejet critique et du tombereau d'insultes suscités par sa péloche d'une heure cinquante, génériques compris. Oh, il continuera à sortir des chefs d'œuvre et même pratiquement que ça, mais sans jamais vraiment renouer avec le box-office. Farouchement indépendant et incurablement misanthrope, il doit soulever des montagnes pour produire chacun d'entre eux. En 2001, il jette l'éponge.
Depuis, et malgré un téléfilm décevant apparu dans les années 2010, Carpenter reste essentiellement chez lui, à encaisser les royalties générées par sa prestigieuse carrière. Et à jouer aux jeux vidéo.
De temps en temps aussi, il fait un concert, où il interprète ses classiques avec un ennui non dissimulé. Car il n'a quasiment jamais cessé d'écrire lui-même la musique de ses films et, dans ce domaine aussi, s'est imposé comme un précurseur important du mouvement synth-wave qui teinta de sa froideur visionnaire des années 1980 généralement colorées et exubérantes.
Or Carpenter pianote encore et c'est ça, la bonne nouvelle. Avec son fils Cody et le multi-instrumentiste Daniel Davies (le fiston du guitariste des Kinks), il sort avec parcimonie des albums jalonnant une série baptisée Lost Themes, que l'on peut voir comme autant de bande-sons de films jamais tournés.
Le dernier en date, en 2021, s'appelait Lost Themes III : Alive After Death. Mais Carpenter revient en annonçant pour le 3 mai Lost Themes IV : Noir et en publiant un premier single sur YouTube (toujours co-écrit avec Cody et Davies) : "He Walks by Night" —Il marche la nuit.
C'est flippant, c'est noir, c'est beau. Comme la silhouette d'un inconnu se reflétant dans une flaque d'eau, comme l'eau qui dégouline de son chapeau sombre, comme sa lente démarche qui dissimule ses intentions. Suit-il un meurtrier ? Ou ne serait-ce pas lui, le tueur ?
Une fois de plus, Carpenter a compris comment mettre en scène nos propres doutes et angoisses. Et une fois de plus sans se fouler (il ne se réinvente pas, suit simplement sa ligne)… Et non sans humour, à en juger par son clip minimaliste et moqueur.
L'autodérision était dans la tombe et regardait les humains.
YouTube via StereoBoard
Mais aussi, mais encore

En bref : les news auxquelles vous avez échappé
Pendant ce temps-là, ici, ailleurs et à côté…
Plateforme en ligne pour rapporter les incidents, sanctions étendues, comités locaux de psychologues, travailleurs sociaux et enseignants : la Grèce a présenté son plan national pour endiguer la montée de la violence scolaire (Balkan Insight) — À la suite d'un nouveau volet de sanctions, plus ciblé, le commerce entre la Russie et la Turquie baisse de 33 % sur le premier trimestre 2024 (Intellinews) — 2 jours après avoir éradiqué les Automatons, les millions de participants au jeu en ligne Helldivers 2 s'apprêtent à résister à une nouvelle invasion d'une flotte massive de robots décidés à conquérir la galaxie (IGN) — Des chercheurs japonais inventent un nouveau matériau capable de léviter sans nécessiter d'alimentation externe (Trust my Science) — L'Iran interdit le jeu en ligne de rencontre amoureuse Blind Date, suivi par 1,2 millions de personnes (Radio Free Europe) — La Tchétchénie interdit les musiques au tempo inférieur à 80 BPM ou supérieur à 116 "pour se conformer à la mentalité et au rythme propres à la culture tchétchène" (NPR) — Le Bahreïn libère 1 584 prisonniers politiques, parfois condamnés à la prison à vie, arrêtés lors des manifestations de 2011 (Middle East Monitor) — Le gouvernement britannique s'avère le plus gros annonceur de la chaîne télévisée raciste et populiste GB News, les appels à cesser de financer le canal d'extrême-droite avec l'argent des contribuables se multiplient (Byline Times) — À la réflexion, pour fabriquer du béton, on pourrait remplacer le ciment par de la vase et des sédiments organiques bien plus écologiques (The Conversation).
Pas de newsletter la semaine prochaine pour cause de congés.
Prochaine Édition du Week-end : samedi 27 avril.
Gardons les pieds sur Terre pendant que ça tourne.
Un grand merci à Marjorie Risacher pour sa relecture attentive, et ses coquillicides impitoyables.





© *|CURRENT_YEAR|* *|LIST:COMPANY|*. Tous droits réservés.
*|IFNOT:ARCHIVE_PAGE|**|LIST:DESCRIPTION|**|END:IF|*
Vous pouvez renforcer votre soutien, ou vous désabonner, en suivant ce lien.
Nous joindre par courrier :
*|IFNOT:ARCHIVE_PAGE|**|HTML:LIST_ADDRESS_HTML|**|END:IF|*
