L'Édition du week-end du 23 mars 2024
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Chère lectrice, cher lecteur,
permettez-moi de vous souhaiter un très bon week-end en compagnie, cette semaine, de salariés romantiques, de tortues, de serpents, d’Apaches, d’Hermès, du Diable, d’une tribu préhistorique et des récessions, qui ont du bon.
Très bonne lecture,
la conscience artificielle de votre téléscripteur favori.
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L’Édito de la semaine

Des bienfaits inattendus des récessions
C'est à un joli numéro de contorsionnisme que se livre cette semaine Aki Ito, correspondante en chef au Business Insider.
Elle s'est mise en tête —et c'est tout à son honneur, sans ironie— de relayer une récente production du Bureau National de la Recherche Économique. Cette étude, Lives Vs. Livelihoods (Vies versus Salaires) a été "conduite par 4 chercheuses et chercheurs sous la direction d'Amy Finkelstein, économiste réputée dans le domaine de la santé", écrit la journaliste. Un travail qui gagne en effet à être connu.
On peut le résumer ainsi : durant la "Grande Récession" de 2007 à 2009, le taux de mortalité aux États-Unis a, contre toute attente, baissé. "De 0,5 % à chaque fois que le chômage croissait de 1 % dans une zone donnée". Et ce, particulièrement chez les plus de 64 ans peu éduqués.
C'est complètement contre-intuitif : la catastrophe économique mondiale aurait donc été bonne à la santé, accroissant l'espérance de vie. Une conséquence qui "apparaît immédiatement", affirme la recherche, et "dont les effets durent au moins 10 ans". La journaliste appuie le propos : "les effets sont si spectaculaires que 4 % des personnes âgées de 55 ans ont gagné une année entière de vie. Et dans les États qui ont connu les plus fortes hausses de chômage, la probabilité était plus forte que les gens se déclarent en excellente santé".
Mais par quel miracle ? Non, les populations n'ont pas profité de ces périodes d'inactivité pour se remettre au sport, ou cessé de boire ou fumer à cause du coût financier que représentent ces addictions. La transmission des maladies n'a pas non plus diminué. Mais la pollution de l'air, et en premier lieu la quantité de particules fines, s'est en revanche écroulée. "C'est logique", remarque Aki Ito. "On prend moins la voiture pour aller au travail. Les bureaux et les usines consomment moins d'énergie". Et justement : les quartiers où vivent les personnes âgées peu éduquées sont ceux qui en temps normal sont les plus affectés par une médiocre qualité de l'air.
Plus d'un tiers de la baisse du taux de mortalité peut être attribué à cette moindre pollution de l'air. Les autres causes ? Elles ne sont pas identifiées avec certitude pour l'instant… On pourrait penser à un moindre stress, évidemment —le stress tue et génère en prime son lot d'addictions, d'accidents, de violences— mais, comme la période était largement anxiogène, il est difficile de faire la part des choses en la matière.
Aki Ito va-t-elle en tirer les mêmes conclusions que moi ? Oh, non. ""À quoi sert tout cet argent", demandent les décroissants, "s'il nous abime ?" Je comprends cette façon de raisonner… Jusqu'à un certain point".
Juste au moment où la journaliste du Business Insider allait se faire l'avocate de la décroissance, la voici qui s'arrête en chemin. Avec un argument qui, rha, me séduirait sans doute, si j'avais eu sa vie. Elle explique avoir grandi au Japon, un pays "dont il est vrai qu'il est politiquement stable, propre et sûr, malgré une économie à l'arrêt depuis trente ans"… Elle raconte combien, cependant, une telle stagnation économique "sape l'espoir que peut avoir une nation", et s'attarde sur les sentiments d'impuissance et d'ennui, le mal-être et l'apathie que génère un territoire où justement, rien jamais ne change. Alors qu'en s'installant en Californie, elle a pu éprouver à nouveau la sensation d'avoir du pouvoir sur sa propre vie…
C'est amusant car cette perte d'énergie vitale, je l'ai sentie moi aussi en France, dans les années 1990, où rien non plus ne semblait pouvoir changer ni évoluer et où la jeunesse était, chaque année, plus fermement invitée à se taire et reproduire les modèles anciens sans surtout les questionner. Une sensation, je crois pouvoir l'écrire, largement partagée par ma génération comme par la suivante… Mais, d'une part, je crois précisément qu'engager une décroissance raisonnable et réfléchie permettrait de retrouver ce sentiment d'être en contrôle de nos existences… Et d’autre part, cette croissance, sa quête parfois rageuse, parfois désespérée, ses résultats, toujours décevants, jamais assez performants, sont martelés chaque trimestre sans tellement faire du bien à notre optimisme, si ? Cette quête effrénée de croissance et d'économies n'empêche-t-elle d'ailleurs pas les politiques de dormir et ne justifie-t-elle pas —ah, tiens— toutes les décisions économiques connues pour nuire au bien-être physique et psychique des citoyennes et citoyens, de l'abandon des services publics à la diminution des allocations de soutien, tout en accroissant la surveillance et la stigmatisation des plus pauvres et des agents de l'État comme des collectivités ?
Mais, bon… Si le Business Insider n'est pas prêt à s'aligner sur mes convictions décroissantes dont j’admets bien volontiers qu'elles demeurent de toute façon extrêmement minoritaires sous toutes les latitudes, il me faut reconnaître qu'il ne prône pas non plus l'inaction. Il se fait l'avocat d'une "meilleure" croissance, bâtie sur "une régulation plus forte et une innovation plus intelligente".
Oui, pourquoi pas ? On pourrait aussi, sans forcément décroître, au moins adopter d'autres indicateurs pour nous dire si notre économie va dans le bon ou mauvais sens. Ça, c'est vraiment mon rêve. Qu'au réveil, la radio ne s'alarme pas de la faible croissance, mais de la trop faible hausse du taux de bonheur, ou de bonne santé, ou de créativité.
Après tout, quels que soient nos points de vue politiques, une certitude demeure : la croissance infinie n'est pas possible. On le répète ? La croissance infinie n'est pas possible.
Alors, regardons ailleurs ? On mourra moins bêtes. Déjà, parce qu'on mourra moins.
Votre horoscope tribal

Le signe de la semaine : Romantique
C'est une double découverte que m'apporte cette semaine la version française de The Conversation. D'abord, on a enfin identifié le titre le plus crétin que peut se donner une revue. Et le gagnant est… M@n@gement (arobases incluses, évidemment), la publication de l'Association Internationale de Management Stratégique soutenue par le CNRS.
Ensuite, j’apprends également que l'on peut mener de sérieuses études sur une intuition amusante. À savoir : "Peut-on comparer les jeunes diplômés déçus par leur premier emploi aux romantiques du XIX° siècle ?". Et la réponse, là aussi est double.
D'abord : oui. Oui on peut, puisque c'est ce qu'ont fait Thomas Simon, professeur associé à la Montpellier Business School (en anglais dans le texte) et Xavier Philippe, enseignant-chercheur en sociologie du travail au laboratoire Métis EM Normandie (le "EM" vaut évidemment pour "École de Management" ; quant à Métis, c'est la déesse grecque personnifiant à la fois la sagesse, le conseil et la ruse, ce qui me semble assez approprié).
Les chercheurs ont opéré en comparant deux corpus. D'un côté, les nombreux textes laissés par les plus grands auteurs de l'époque romantique en France. Balzac, Musset et Chateaubriand sont cités en priorité. De l'autre, "35 entretiens avec de jeunes [gens] entre 25 et 30 ans, tous diplômés d’une Grande École de commerce ou d’ingénieurs française".
Ensuite : oui, ils identifient un certain nombre de points communs. Un même malaise, dû à un même sentiment : celui d'avoir grandi avec la perspective de faire de grandes choses, pour se retrouver cloîtré dans un monde aux horizons limités et aux perspectives… disons pas sérieuses. Mais aussi au fait de se sentir prisonnier d'un monde qui bouge toujours plus vite, dans une direction sur laquelle personne ne semble avoir de prise… Ce qui peut-être a toujours été vrai mais, selon les auteurs de l'étude, qui prend une tournure plus aiguë avec les accélérations technologiques de notre siècle comme avec celles de la fin du XIX°.
La racine du mal, pour les chercheurs, ce sont ces "jobs à la con", bien diagnostiqués par David Graeber, une notion qui a rapidement connu une renommée internationale et assuré la réputation de l'anthropologue trop tôt disparu. Des boulots dépourvus de sens ou d'utilité réelle, qui sclérosent la créativité mais aussi les compétences, et plongent celles et ceux qui les exercent dans une infinie répétition de tâches infructueuses. Un "choc", vécu comme tel en tout cas par les jeunes diplômés interviewés, à qui les grandes écoles avaient pourtant inculqué un haut sens du devoir, du travail, de leur valeur.
Cette rencontre avec l'absurde et la futilité, quand l'inverse avait été promis par les années de formation, "ôte toute poésie au monde", disent les chercheurs —un sentiment largement exprimé par les auteurs du XIX° siècle.
Il y a aussi l'effet produit par le déferlement incessant des productions médiatiques :
"Au XIX° siècle, l’accélération du quotidien accentuée par l’émergence de la presse crée une impression de tohu-bohu total, d’emballement généralisé dans lequel les individus et les choses se retrouvent prisonniers d’un « flot » continu d’événements.
La dépréciation brutale de la poésie entraîne une chute significative du marché poétique, illustrée par l’écrivain Honoré de Balzac dans son roman Illusions perdues. Cette transition vers la culture de masse engendre une grande désillusion littéraire, façonnant l’image de l’artiste isolé, incompris, voire du poète maudit".
Et puis il y a, aussi, ce règne du double-discours face auquel se heurte le d'abord idéaliste Lucien de Rubempré dans Illusions Perdues… À l'image, là encore, de la jeunesse interrogée. Le parallèle est ici tiré entre Vautrin, le repris de justice cynique du roman de Balzac, et une certaine Iris "évoquant sa manageuse qui n’hésitait pas à mentir aux candidats potentiels pour les attirer dans son entreprise :
"En fait, elle invente, elle invente et je la regarde et je me dis mais on est dans la même boîte et tu me dis des choses qui n’existent pas. C’est absurde. Elle est capable pendant deux heures d’inventer du bullshit max, mais pour une mauvaise intention : attirer des candidats pour les mauvaises raisons et de les bloquer au début de leur vie professionnelle.""
Bien entendu, quelque chose persiste pourtant dans la jeunesse, autrefois comme aujourd'hui : son appétit, j'ose écrire "génétique" de vie :
"Pour se détourner de la médiocrité d’un monde où règnent l’accélération et le mensonge, les jeunes romantiques du XIX° siècle ne rejoignent pas des organisations non gouvernementales (ONG) ou des fermes écoresponsables : ils font de la poésie, de l’art. Ils créent des parenthèses artistiques dans un monde dénué de beauté, exprimant ainsi une dissidence ironique face à la réalité.
À l’heure actuelle, certains jeunes travailleurs, que la professeure Pauline Pérez appelle les « intermittents du travail », se désengagent des fonctions traditionnelles pour embrasser des activités jugées plus estimables malgré un confort apparemment réduit (petits boulots, intérims, temps partiel, jobs saisonniers…). Cette tendance traduit une volonté de reprise en main de leur destinée.
Révolte, retrait, dissidence sont autant de voies ouvertes par une jeunesse qui aspire à des lendemains qui chantent. « Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on nous veuille faire le présent, l’avenir sera beau » lancera à cet égard Victor Hugo dans sa préface d’Hernani".
(Vous comprendrez que je n'ajoute pas ma conclusion aux mots de Victor Hugo).
Gourmet (ascendant : Tortue)
"Tout s'est bien passé ?
- Oui franchement. Les œufs de tortue, là… fondants juste comme il faut."
Une conversation qui hélas ne sera bientôt plus possible à cause des méchants woke ?

Eh bien non, pas du tout. Au Pérou, personne ne songe à interdire la consommation des œufs de tortue, bien trop populaire. Délicieuse même, quand on tend l'oreille aux amateurs et amatrices interviewées par Mongabay dans son reportage à Iquitos et dans les environs, aux abords de la rivière Tapiche. Au contraire : si les écologistes locaux luttent si activement contre le trafic, c'est autant pour préserver la biodiversité que la perpétuation de ces mets, vus là-bas comme particulièrement bons pour la santé (même si la recherche pour l'instant ne confirme pas cette vertu).
Le trafic d'animaux sauvages est déjà une plaie au Pérou, rappelle la publication : sur ces vingt dernières années, les autorités ont saisi plus de 100 000 bêtes destinées au commerce illégal (il ne s'agit donc ici que des saisies). L'application de la loi est rendue compliquée par le fait que la chasse n'est pas régulée, pour les communautés autochtones au moins, tant qu'il s'agit de subsistance. Seule la revente est interdite.
Lutter contre ce commerce illégal est plus compliqué encore pour les œufs de tortue : "Le problème, c'est que les couvées sont essentiellement un buffet à volonté", explique Aiden Colligan, biologiste à la tête du Tapiche Citizen Science Turtle Rescue Project. "Si un braconnier ne ramasse pas un nid, il le laisse simplement à la disposition du suivant. C'est comme passer devant un tas de billets."
Dans un pays "où l'on mange des testicules de taureau, de la viande séchée de lama et du cochon d'Inde", les œufs de tortue sont toujours assurés de trouver un débouché. On en consomme au quotidien, mais c'est aussi la base de plusieurs plats traditionnels (dont le magazine donne quelques exemples de recettes, pour les curieuses et curieux). Pour de bons œufs de tortue, comptez en tout cas 4 dollars la dizaine, ou 13 dollars le nid sur les étals du marché.
Alors, chaque année entre juin et août, les participantes et participants au Tapiche Rescue Project se lancent dans une tâche à la fois absurde et essentielle. Ils arpentent les berges de la rivière, ramassent tous les œufs qu'ils peuvent, puis les déposent dans des boîtes d'incubation, enterrées dans une réserve "à 12 heures (4 de bus, 4 de ferry et 4 de hors-bord) d'Iquitos, loin dans la jungle. Après l'éclosion, ils prennent soin des bébés, jusqu'à ce qu'ils soient assez forts pour être relâchés dans les rivières et les lagons qui bordent la réserve…"
L'opération de sauvetage a commencé en 2014. Elle peut même rémunérer quelques salariés, en plus des bénévoles toujours partants pour ces saines et laborieuses expéditions. Laborieuses, mais pas inefficaces : chaque saison, ce sont de 1 000 à 2 000 œufs qui sont ainsi sauvés. Souhaitons leur de bonnes et nombreuses baignades.
Gourmet (ascendant : Python)

Ah, une bonne nouvelle, ne nous en privons pas : notre futur régime alimentaire vient de s'enrichir d'un nouvel ingrédient. Après les méduses, les grillons et les champignons, les pythons à leur tour s'avèrent une formidable source de protéines dont l'élevage serait fort peu coûteux en émission de gaz à effet de serre.
Cette promesse alléchante nous vient d'une étude parue dans Scientific Reports et relayée par ABC News. C'est une espèce qui a plein d'avantages, explique Patrick Aust, co-auteur de la recherche et biologiste au sein de l'ONG australienne People for Wildlife :
"Les pythons présentent des traits de biologie et d'évolution qui tendent vers une efficacité extrême, en termes de préservation des ressources comme de leur énergie". C'est-à-dire que leur méthode de chasse consistant à attendre le passage d'une proie pour tomber dessus et la tuer par étouffement, et étant capables de se repaître d'un animal faisant jusqu'à 100 % de son poids, ils peuvent rester inactifs pendant de longues périodes entre deux repas. "Ils sont incroyablement doués pour convertir la nourriture en protéines. Littéralement, ce sont des spécialistes quand il s'agit de faire beaucoup avec très peu", ajoute le chercheur, qui ne tarit pas d'éloges sur leurs capacités à nourrir une population.
Ce n'est pas tout. Le fait de pouvoir rester longtemps sans manger leur garantit de résister à des événements imprévus, comme les ruptures dans la chaîne d'approvisionnement qu'a pu susciter la pandémie de Covid. Cerise sur le reptile, ils sont habitués aux événements climatiques extrêmes. Un peu trop emballé à mon goût, Patrick estime qu'un seul individu donne "deux gigantesques parts de viande blanche", "au goût de filet de poulet" —ce qui est un peu ce qu'on dit quand on ne sait pas vraiment de quoi quelque chose a le goût. Lui en tout cas apprécie le consommer frit, ("c'est sympa, c'est croustillant") et en famille. Cette dernière ne témoigne pas pour dire si, parfois, elle n'en n'a pas un peu marre du python dominical.
Le scientifique doit malgré tout reconnaître : "Ça ne sera pas la panacée pour résoudre tous nos besoins en protéines, mais ça pourrait jouer un rôle important pour rendre acceptables un certain nombre de choses aux palais occidentaux".
Ça peut avoir l'air dégoûtant comme ça, mais c'est que vous avez oublié que la France a inventé la persillade et qu'avec une tonne de beurre, d'ail, de persil, une pluie de poivre et un grand verre de Côtes, tout passe (sauf les écailles qui je le gage ont tendance à rester entre les dents).
Apache
Ainsi soit-il : l'affaire sera portée devant la Cour Suprême… si cette dernière accepte la requête portée par la tribu des Apaches San Carlos. Pour un cas épineux, qui secoue l'éthique au-delà des positions partisanes habituelles.

Le dilemme est posé par Chí’chil Biłdagoteel, en langue apache —ou Oak Flat en anglais… Une appellation que je vais je crois bien privilégier ici. C'est un site sacré pour la tribu amérindienne. "Notre Mont Sinaï", résume pour Grist un représentant de Apache Stronghold, une association créée pour protéger le lieu.
Mais le protéger de qui ? C'est là que le bât blesse. De Resolution Cooper, une compagnie ad hoc née de la réunion de deux entreprises minières, Rio Tinto et BHP. C'est que, voyez-vous, Oak Flat héberge de colossales ressources de cuivre, un matériau crucial à la transition écologique. D'ici 2031, explique le magazine écologiste, la planète aura besoin de 37 millions de tonnes de cuivre, car il entre dans la fabrication des batteries —or stocker l'électricité est essentiel au bon fonctionnement des énergies renouvelables, par définition intermittentes, ainsi qu'aux véhicules non-polluants. Selon Resolution Cooper, exploiter le site devrait permettre d'accéder à un quart des besoins des États-Unis. La firme promet également d'injecter 61 milliards dans l'économie locale et de créer plusieurs milliers d'emplois… Le tout au prix d'un cratère qui, au bout des dix ans de construction prévus, s'enfoncera à 300 mètres sous terre sur un diamètre de 3 kilomètres. Adieu Oak Flat, "notre site le plus sacré, qui nous relie à notre Créateur, à nos familles et à notre terre", explique encore le porte-parole d'Apache Stronghold.
Oui mais voilà. Si, récemment, la cour d'appel de l'Arizona a rejeté la demande apache visant à interdire l'exploitation de la zone, demande faite au nom d'un traité remontant à 1852, elle s'est reposée pour cela sur une jurisprudence datant elle des années 1980, en passant sous silence que, depuis, a été promulgué le Religious Freedom Restoration Act (RFRA). (Je résume et simplifie légèrement les pérégrinations législatives et judiciaires plus que subtiles qui nous amènent jusqu'à aujourd'hui).
Issu de la gauche américaine et voté à la quasi unanimité du Congrès sous le premier mandat de Bill Clinton, le RFRA est justement conçu pour remédier à l'accaparement de terres abusif, quand celles-ci présentent une importance religieuse "substantielle". En quelques mots, il exige que tout projet susceptible d'empiéter sur les croyances religieuses doit faire l'objet d'un examen "approfondi" ("strict scrutiny"), car la liberté de conscience est protégée par le Premier Amendement de la Constitution.
La Cour Suprême lui a depuis reconnu une application plutôt large, estimant par exemple en 2012 qu'un chef d'entreprise pouvait refuser d'intégrer les frais de contraception à l'assurance médicale fournie à ses employés (et surtout employées), si cela entrait en contradiction avec ses valeurs religieuses.
C'est donc au nom de ce RFRA que les Apaches San Carlos ont décidé de tenter un ultime recours devant la Cour Suprême. Avec la promesse de sacrés nœuds au cerveau pour celle-ci, si elle veut trouver les mots qui lui permettront de continuer à rogner les droits des Américaines et des minorités, comme elle a promis de le faire dans l'arrêt qui est revenu sur la légalisation nationale de l'avortement, tout en continuant à le faire au nom justement de la liberté religieuse… Le tout sur fond d'une transition énergétique indispensable, mais conspuée par les réactionnaires, et pour soutenir l'emploi, le pognon et les compagnies minières, tant appréciées des conservateurs.
Apache Stronghold en appelle aux bonnes volontés désireuses de joindre à leur recours leur propres opinions expliquant en quoi la protection d'Oak Flat est essentielle au respect du Premier Amendement, sous la forme de ce qu'on appelle là-bas un "amicus brief". L'association s'est également installée sur place, d'où son nom de "Stronghold", (place-forte). Cela "pour protéger la Terre Sainte, son eau, ses chênes et ses plantes". Elle précise d'ailleurs :
"Ils ont déclaré la guerre à notre religion. Nous devons rester unis et nous battre jusqu'au bout, car c'est une guerre sainte".
Il y aurait bien une solution à ce nœud gordien, si je voulais faire ma mauvaise tête. Il s'agirait tout simplement de préférer la décroissance à la croissance soi-disant "verte", (au risque de me répéter). Moins d'énergie, moins de trous, moins de gaz et moins de sang. Et plus de sentiments.
Mode

Une menace américaine pèse sur Hermès
En 1984, à bord d'un avion, Jane Birkin se plaignit auprès de son voisin de l'aspect peu pratique des dernières productions Hermès. "Mais je suis Hermès !", lui répondit le passager, Jean-Louis Dumas, alors président de la maison de couture. Elle expliqua avoir besoin d'un sac "4 fois plus grand que le Kelly" et, selon elle, dessina ce à quoi l'objet pourrait ressembler. La création —le sac Birkin— est depuis devenue emblématique de la marque. Une pièce "si convoitée", nous dit Fashionista, "qu'on ne compte plus les vidéos TikTok ou Instagram qui ont à cœur de démystifier la complexité attribuée au simple fait d'en acheter un". "Investir dans son premier Birkin Hermès est une réussite sartoriale inégalée, tant sur le plan financier que sur celui du style", confirme le "Guide du premier achat" de SacLab, qui préconise de "s'attendre à payer 8 900 euros pour un [modèle] 30 en cuir togolais".
Pas de quoi satisfaire le modèle économique de la maison de luxe cependant… À en croire l'action en justice intentée devant une cour fédérale américaine par deux plaignants, Tina Cavalleri et Mark Glinoga. Le duo reproche à la marque des pratiques anticoncurrentielles, interdites par le Sherman Antitrust Act et le Cartwright Act. Il l'accuse essentiellement de conditionner l'achat de ce produit "à la désirabilité unique, à la demande incroyable et à la faible disponibilité" à celui d'autres productions, qu'on le veuille ou non.
Toujours selon la plainte, Hermès utiliserait deux méthodes parallèles pour forcer l'achat d'autres accessoires à qui désirerait acquérir un Birkin. D'une part, celui-ci ne serait tout simplement disponible que passé un certain nombre d'actes d'achat. De l'autre, les vendeurs et vendeuses se verraient offrir une commission sur les ventes de 3 % pour l'ensemble des produits, mais de seulement 1,5 % sur les sacs à main… Et de zéro sur le Birkin.
Le plus embêtant pour Hermès est que les plaignants demandent à la justice de faire de ce procès une "class action", une action collective à laquelle pourraient se joindre l'ensemble des personnes ayant eu à souffrir des méthodes de vente dépeintes dans le dossier.
À l'heure où j'écris ces lignes, Hermès ne s'est toujours pas exprimé sur le sujet. Mais, avec un résultat net de 4,3 milliards d'euros en 2023, en hausse de 28 %, et une capitalisation en mars 2024 à 244 milliards selon Boursorama, elle devrait survivre.
Beauté

On a cartographié un Pompéi préhistorique
En 1999, au cœur de l'Angleterre, "un archéologue local a remarqué qu'une souche d'arbre, émergeant sur la berge d'une ancienne carrière, ressemblait aux artefacts de l'Âge de Bronze".
Il ne soupçonnait pas l'ampleur de sa découverte. Ce qui apparaissait alors était un village préhistorique tout entier, vieux d'environ 3 000 ans. Incroyablement conservé : sa population avait fui précipitamment un incendie ravageur. Mais en brûlant, le village s'est enfoncé dans un lit de rivière qui a éteint les flammes. Puis il a coulé dans le limon, se préservant presque en l'état.
Il a fallu plus de dix ans, entre 2004 et 2016, pour l'excaver dans son intégralité. Et huit de plus pour l'étudier : le rapport de fouilles vient tout juste d'être publié sous l'égide de l'université de Cambridge, en deux volumes conséquents. Smithsonian Magazine les a lus pour nous.
Qu'apprend-on ? Que Jérôme de Stridon, saint-patron des archéologues et des archivistes, a décidé de réaliser un rêve d'historien : "C'est comme un instantané de la vie sous l'Âge de Bronze", dit l'un. "Les meilleures données dont nous pouvons disposer sur les régimes alimentaires et les méthodes de cuisine préhistoriques", souligne l'autre. "C'est ce qu'on peut éprouver de plus proche de la sensation véritable d'entrer dans une hutte, il y a trois millénaires, et de voir à quoi ressemble la vie sous son toit." Les habitants et habitantes ont déserté si vite les lieux qu'ils n'ont pas seulement abandonné possessions et animaux : ils n'ont pas même pris le temps de finir leur repas.
À quoi ressemblait alors "Must Farm", comme l'ont baptisé les archéologues ? Le village était installé sur pilotis au-dessus d'un bras de rivière et ceinturé d'une clôture, arrondie comme les maisons, dont les toits étaient faits de paille et surmontés d'argile et de tourbe. Mais c'est sur une cour carrée que s'ouvrait le village.
"Une demeure typique", écrit le Smithsonian, "était apparemment divisée en 4 aires distinctes, consacrées à des activités précises —une cuisine au nord-est, une zone de couchage au nord-ouest, un lieu de stockage sur le côté est, et un autre pour travailler le textile, au sud-est. Les moutons étaient abrités à l'intérieur, dans la partie sud-ouest de l'habitation, et chaque foyer disposait d'un assortiment d'outils comprenant faucilles, haches et rasoirs. Les restes trouvés dans les bols et les jarres suggèrent que l'on mangeait de la venaison confite au miel et un porridge de blé, parfumé au jus de viande".
Impossible cependant, pour nous comme pour le magazine de sciences humaines, de s'attarder plus longtemps à Must Farm : les chercheurs ont identifié "180 objets de fibres et textiles, comme du fil, du tissu et des filets ; 160 pièces de bois, comme des containers, des meubles ; 120 poteries, 90 ustensiles en métal et au moins 80 perles."
Tout est décrit en détail dans les deux volumes de recherche, intégralement disponibles (en anglais mais en libre-accès), ici pour le premier et là pour le second.
Comptez environ 3 Gigas de donnés au format PDF : c'est du costaud.
Bizarre

Et si le Diable sauvait la Russie de ses démons ?
C'est un livre fou. Un livre magistral. Un livre merveilleux. Un chef d'œuvre dans tous les sens du terme. Ce livre, c'est Le Maître et Marguerite, rédigé au plus fort des purges staliniennes par Mikhaïl Boulgakov, qui passa plus de dix ans à l'écrire et mourut littéralement en le remaniant, en 1940.
L'ouvrage parut en Russie en 1967 seulement, censuré dans les grandes largeurs. Des publications clandestines et des samizdats relayaient les passages supprimés par le pouvoir de l'époque. Pour donner envie de le lire, j'aime en raconter simplement le début, tel que je m'en souviens.
Un jeune auteur boit un verre en terrasse à Moscou. Nous sommes dans les années 1930. Un voisin de table engage la conversation. Sur quelle œuvre travaille donc notre jeune poète ? Sur un texte qui servira bien le Parti, en prouvant que la religion est une intoxication, car Dieu n'existe pas. "Ah, mais Dieu existe", lui répond l'autre. "Je suis bien placé pour le savoir. — Et comment le sais-tu ? -Eh bien, parce que je suis le Diable !".
Oui : c'est bien le Diable, en personne, débarqué dans la Russie stalinienne (peu réputée pour apprécier le désordre mais pas la dernière non plus quand ils s'agit de laisser la part belle au crime) afin d'y semer trouble et chaos.
Il y a beaucoup d'autres choses, dans Le Maître et Marguerite —dont l'histoire d'amour entre Marguerite et "Le Maître", un genre de parangon de l'écrivain, un chat maléfique, Ponce Pilate et une inoubliable assemblée de sorcières. Je n'ai, curieusement, qu'un souvenir confus du roman, tant son histoire est riche, chaotique et dense. Je l'ai sans doute aussi dévoré trop vite. Mais le magazine littéraire LitHub rappelle fort opportunément :
"L'une des phrases les plus célèbres du roman surgit des lèvres du diable lui-même. "Les manuscrits ne brûlent pas", affirme Woland, le mystérieux professeur de magie noire, au Maître éponyme. Une déclaration qui revient en écho dans le récit : malgré tous leurs efforts, les autorités soviétiques ne peuvent bannir, réprimer ou détruire l'art du Maître, car les idées sur lesquelles il repose et qu'il contient ont acquis une vie propre".
En ce début d'année, la prophétie de Woland est revenue perturber les jours fermes et froids d'une Russie de nouveau passée dans le camp de la tyrannie : le succès populaire de l'adaptation cinématographique qu'en a tiré un certain Michael Lockshin (à la première place du box-office russe quelques jours à peine après sa sortie) "suscite la colère des blogueurs pro-Kremlin, qui déplorent autant les déclarations du réalisateur, opposé à la guerre contre l'Ukraine, que le message central de l'histoire".
Le Maître et Marguerite, en version livresque comme cinématographique, c'est une ode à la liberté la plus totale, née dans l'une des pires prisons à ciel ouvert des années 1930. Et qui ne cache pas ses cibles, ni ne retient ses coups. C'est aussi un livre qui s'est imposé, décennie après décennie, comme un classique majeur de la littérature russe : complexe à interdire, impossible à effacer… ou à attribuer à l'influence de l'OTAN et de l'étranger.
Pour LitHub, le long-métrage tiré de ce livre pourtant inadaptable serait lui aussi magistral :
"Lockshin équilibre avec audace la tragédie et la farce, créant un film qui avance à un rythme haletant : de la nudité vulnérable de Marguerite aux dîners hédonistes et somptueux du Syndicat des Écrivains où l'élite danse au rythme du jazz du démon (la musique signée Anna Drubich est un triomphe à elle seule) ; du silence méditatif du Maître plongé chez lui dans l'introspection au tapage des travaux publics qui emplissent les rues de la Moscou socialiste. La direction photographique de Maxim Zhukhov joue pleinement son rôle, avec ses nombreux et inventifs angles de prises de vue."
[…]
La réponse des propagandistes a été particulièrement cinglante. L'un allant jusqu'à réclamer l'inculpation criminelle du cinéaste. Un autre a qualifié l'artiste de "vermine", en rappelant avec nostalgie comment étaient punis de tels "ennemis du peuple" sous Staline […] L'intensité des critiques est telles que d'aucuns redoutent que le film finisse par être effectivement interdit. Mais l'ironie est tangible. Après tout, c'est précisément le thème de l'histoire que raconte Boulgakov : celle d'un auteur censuré par ses contempteurs et persécuté par l'État, pour sa seule création artistique."
Ces textes —le mien comme celui de LitHub— ont bien entendu été écrits avant l'attaque odieuse perpétrée par l'État Islamique dans une salle de concert de Moscou, au bilan tragique. Ce n'est pas, je préfère le préciser, le genre de désordre auquel aspire l'œuvre, ni même le Diable tel qu'il y apparaît. Celui-ci n'aime rien tant que rire, danser et sautiller. Au contraire : ce n'est qu'une autre tyrannie, elle-même basée sur une folie de l'ordre à jamais figé, qui a frappé ici. Visant bien entendu des innocents puisqu'on le sait bien : le terrorisme islamiste ne cible jamais, qu’on me pardonne de le dire ainsi, les "vrais méchants".
Il reste vrai cependant que les arts et leur force sont et font la vie, et à jamais demeurent dans la vie. Le Maître et Marguerite a survécu à Staline. Il nous survivra aussi. À nous, aux despotes du jour. Avec ses visions prophétiques. Et l'amour fou.
Mais aussi, mais encore

En bref : les news auxquelles vous avez échappé
Pendant ce temps-là, ici, ailleurs et à côté…
14 entreprises africaines franchissent la barre du milliard de dollars de chiffre d'affaires annuel, dans l'édition 2024 du palmarès Jeune Afrique des "500 champions" du continent (Jeune Afrique) — Avec une deuxième inculpation, l'affaire du vol en 2005 des souliers de rubis portés par Judy Garland dans Le Magicien d'Oz enfin résolue (Seattle Times) — Shigeichi Negishi s'éteint à 100 ans : l'inventeur du Karaoké mérite le respect pour une invention qui mêle le ridicule à la grandeur (The Guardian - Opinions) — Les bactéries s'adaptent et prospèrent dans les mélanges toxiques de pétrole et de composés chimiques qui empoisonnent les mers (Eos) — L'incendie des studios mythiques Arham au Caire interrompt la production des deux séries télés les plus populaires du Ramadan (The New Arab) — Le Kirghizistan et le Tadjikistan reconnaissent mutuellement 11 kilomètres de la frontière qui les séparent : plus que 272 demeurent contestés (Radio Free Europe) — La Banque du Japon renonce aux taux d'intérêt négatifs, dans un geste pensé pour mettre fin à des décennies de politique monétaire sous perfusion (Euronews) — Sur YouTube, les programmes pour enfants échappent à la politique de lutte contre l'utilisation de l'intelligence artificielle dans la création de vidéos (Wired).
Prochaine Édition du Week-end : samedi 30 mars.
Gardons les pieds sur Terre pendant que ça tourne.
Un grand merci à Marjorie Risacher pour sa relecture attentive, et ses coquillicides impitoyables.





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