L'Édition du week-end du 16 mars 2024
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Chère lectrice, cher lecteur,
permettez-moi de vous souhaiter un très bon week-end en compagnie, cette semaine, de mineurs cyniques, d’algues de luxe, d’un violon mythique, de skieurs du passé, de Merleau-Ponty, d’une comtesse sortie du mystère, des W.C. publics les plus classes du monde et de la ville du futur, conçue par les millionnaires pour leurs futurs employés.
Très bonne lecture,
la conscience artificielle de votre téléscripteur favori.
NB : on m’a récemment fait savoir que, parfois, des liens semblent ne pas fonctionner, sur certains navigateurs au moins, en particulier dans la version” Lire en ligne”. Ceux-ci sont pourtant toujours testés et fonctionnent au moment de l’envoi. Aussi, en cas de problème, un simple clic droit sur le lien vous permettra de l’ouvrir ou de le copier-coller pour découvrir les détails qui m’ont le plus fait marrer, ou pour approfondir les nouvelles à votre convenance.
La ville de la semaine

Beaux progrès pour la ville privée
"Si en partant de San Francisco vous roulez vers le nord, vous arriverez dans le comté de Solano. De là, en vous dirigeant vers l'est, vous vous retrouverez dans une zone étonnamment rurale de la région de la Baie. Peu de gens savent même qu'elle existe […] C'est un paysage sans fin de collines jaunes et quasi désertes. Les plus grandes structures qu'on y trouve, ce sont des éoliennes. La plupart des familles font dans l'agriculture. On élève du mouton, des vaches, on moissonne… depuis souvent les années 1860. On se transmet la ferme de père en fils."
Ce lieu, si bien décrit par le journaliste économique Conor Dougherty, au micro du Daily, le podcast du New York Times, c'est l'endroit choisi par un consortium de millionnaires —littéralement, ce n'est pas une image— pour mener une étrange bataille. Depuis 2017 en effet, une mystérieuse firme nommée Flannery Associates s'est mise à acheter des terres dans le coin. En grand nombre. Plus étonnant, les offres sont extrêmement alléchantes : il est même proposé aux vendeurs de continuer à percevoir le revenu que pourrait générer leur parcelle… C'est louche. Peu à peu, tout le monde en parle, tout le monde cherche à savoir qui se cache derrière Flannery Associates, une société basée dans l'État du Delaware, extrêmement protecteur quant au secret des affaires.
Le FBI, les élus, les ministères s'en mêlent : et si c'était les Chinois, ou une autre puissance hostile ? Après tout, la base aérienne de Travis, par laquelle l'armée de l'air a accès au Pacifique, se trouve comme encerclée par les achats toujours plus nombreux et agressifs de l'acquéreur.
Finalement, le journaliste économique du Times est mis sur la bonne piste par un informateur. Après "des tonnes d'investigation" menées avec son collègue du service financier, il dévoile le pot-aux-roses : "Flannery Associates ? C'est le Who's who de la Silicon Valley : Laurene Powell Jobs, la veuve du co-fondateur d'Apple Steve Jobs. Marc Andreessen, le célèbre et médiatique capital-risqueur d'Andreessen-Horowitz. Michael Moritz, le capital-risqueur et milliardaire derrière Sequoia Capital. Reid Hoffman, le co-fondateur de LinkedIn…".
Leur projet tient en cinq mots : construire la ville du futur. S'emparer d'une surface grande comme deux fois San Francisco n'est que la première étape d'un plan plus vaste, dont l'objectif final est tout simplement de résoudre la crise du logement dans la région. La pénurie d'habitations aux alentours de la Silicon Valley devient en effet une véritable épine dans le pied des entrepreneurs de la Tech, toujours en quête de personnel.
Le concept revient à Jan Sramek, un entrepreneur d'origine tchèque passé par Cambridge, puis la London School of Economics et enfin Goldman Sachs, avant de se lancer (avec des succès mitigés) dans la création de start-ups en série dans la Valley. D'origine européenne, "il adore la culture de l'endroit, mais il déteste l'endroit lui-même", résume le journaliste. Aussi se met-il à rêver d'une cité à l'européenne où, pour le dire grossièrement, on ne serait pas obligé de prendre la voiture pour s'acheter une plaquette de beurre. Il parvient à motiver autour de ce fantasme toute une bande de joyeux drilles à la fois amateurs et amatrices de promenades plantées et désireux, en bons mégalomanes, de concevoir ensemble le standard de la ville du futur. Laquelle, je le rappelle, aurait également pour avantage de résoudre la crise du logement qui complique depuis des années leur recrutement et asphyxie la région.
Jusqu'à présent, la partie est jouée sur le plus moelleux des tapis de billard :
"Dites-nous, Conor", demande au journaliste le présentateur du podcast, "ce qui se passe une fois que vous et le Times publiez l'histoire et révélez au monde ce qu'il y a derrière cette affaire si secrète et mystérieuse ?
-Une heure ou deux après la publication de l'article, la page LinkedIn de Sramek est modifiée, pour l'identifier comme "PDG de California Forever".
- California Forever ?
- Flannery Associates est mort, remplacé par California Forever. C'est une nouvelle entreprise, avec un nouveau nom, et un visage des plus amicaux. Non seulement ça, mais en plus elle s'avère aussi publique que possible. Elle cesse d'être une boîte noire, pour devenir une compagnie qui a ouvert 4 bureaux dans le comté, où l'on peut entrer et dire "Hé, comment ça va ? C'est quoi cette histoire ?" et parler aux gens, et tout savoir, et voir les plans.
- Wow.
- Une compagnie qui a jalonné l'autoroute jusqu'à Sacramento de 80 panneaux publicitaires, affichant California Forever".
Une opération de communication qui n'est pas sans raisons. Car commence désormais une autre partie.
La loi californienne stipule en effet que, pour construire dans ses zones rurales, il faut l'accord de la population sous la forme d'un vote en bonne et due forme. C'est donc dans une authentique campagne électorale que se lance California Forever. D'un côté, les milliardaires de la Silicon Valley et leur projet de ville du futur (population visée : 400 000 habitants ; dollars investis : déjà 900 millions). De l'autre, des familles paysannes installées sur le territoire depuis plus d'un siècle assez décidées, d'après les premiers sondages, à conserver leurs terrains et leur mode de vie… Mais qui ne sont pas sans avoir, comme tout le monde, besoin d'argent. Le combat se joue à coups de tracts, de meetings, de rencontres publiques. Il est raconté plus en détail dans le podcast avec ses magouilles, ses procès, ses pour et ses contre.
Mais que diable est allé faire California Forever dans cette galère ? Les grandes fortunes qui la financent sont pourtant familières des oppositions toujours plus fortes suscitées par leur immixtion dans les questions de logement au sein de l'État. "Les contestations, les slogans, les communautés, la bureaucratie, le Pas de Ça chez Moi", rappelle le présentateur du Daily. Or, remarque-t-il, c'est justement en essayant d'échapper à tout cela qu'ils tombent sur une objection plus forte encore.
"Exactement", répond le journaliste. Mais "je pense qu'ils s'en doutaient et que, paradoxalement, c'est même ce qu'ils cherchent.
- Comment ça ? Pourquoi chercher ça ?
- Je pense que dans leur esprit, c'est presque plus simple de construire une ville qu'un duplex. Je pense qu'ils préfèrent mener un seul combat, de longue haleine, cher, gigantesque, épuisant. Et ensuite, s'ils le gagnent, en finir une bonne fois pour toutes et bâtir cette ville. Quand on y pense, le problème de San Francisco c'est qu'ils doivent se battre pour chaque duplex. Pour chaque immeuble résidentiel. Je crois qu'ils se sont dit : "OK, finissons-en. Quels qu'en soient les coûts"".
La date du vote n'est pas encore fixée. Il opposera deux visions irréconciliables de la Californie, mais aussi du futur et peut-être de la vie même. À tout le moins de son sens.
Mais pourquoi faire pousser des moutons, quand on peut élever des machines ?
Votre horoscope tribal

Le signe de la semaine : Millionnaire
C'est ça la vie, quand on a la passion des algues. Ce qui est mon cas, comme vous l'avez sans doute déjà noté. Que voulez-vous : il faut bien apprendre à aimer tous ces puits de carbone qui constitueront, en outre, l'accompagnement principal de notre future unique source de protéines animales (la méduse).
Ma vie, donc, c'est par exemple cliquer immédiatement sur Lire quand j’apprends, au détour d'Arab News, que "Red Sea Global se lance dans les efforts de conservation des algues".
Pour me rendre compte presque aussitôt que, derrière ce titre sexy, se cache en réalité un simple communiqué de presse de ladite Red Sea Global, une fondation détenue par le Fonds d'Investissement Public de l'Arabie Saoudite et même dirigée par "Son Altesse Royale, le Prince héritier Mohammed ben Salmane ben Abdelaziz Al Saoud".
Et, comment dire ? Son Altesse Royale, j'ai assez peu d'affinités avec elle. Et sa communication ("J'écrase, je broie, je fouette et je décapite mais toujours avec style), j'en ai soupé.
Et pourtant, je n'ai pu m'empêcher de tomber dans le panneau et de faire les yeux doux à cette Red Sea Global, un genre de grosse agence immobilière qui se décrit elle-même comme "à la pointe d'un nouveau modèle de développement, celui qui fait passer la planète et les humains avant tout" (c'est beau comme du Ruffin), "et utilise l'effet de levier des technologies et des concepts les plus innovants pour livrer des projets qui améliorent activement le bien-être des consommateurs, des communautés et des environnements".
En réalité, il s'agit surtout de contribuer à l'industrie du tourisme de luxe du royaume, en créant 3 destinations écolos et franchement paradisiaques (esthétiquement, hein, je ne parle pas de l'ambiance). Il y a un premier emplacement sur la côte ouest de la Péninsule, en bordure de la Mer Rouge, "l'un des derniers trésors cachés, entouré par la quatrième plus grande barrière de corail au monde, qui s'étend en un archipel de 90 îles inhabitées, comprenant plages virginales, volcans éteints, plaines de dunes, canyons et sites historiques"… Il y a Amaala (Photo), "destination exquise […] par laquelle nous voulons ouvrir les yeux du monde à la beauté du Royaume"… Il y a "la retraite privée de Thuwal", "votre sanctuaire exclusif de la Mer Rouge"…
Toutes ces destinations ayant à cœur de respecter à 100 % l'intégrité écologique du lieu, assure et répète et souligne et insiste le site. Les images générées par ordinateur ne sont que visions idylliques, architecture aérienne, verdure nichée entre mer et désert, femmes épanouies, hommes affables et suites somptueuses…
Je n'aurai heureusement jamais les moyens ne serait-ce que d'y boire un café mais tous les lobbyistes, les grandes fortunes et les gouvernants, à l'oreille desquels la puissance régionale, tortionnaire et autocratique apprécie toujours de murmurer, y seront certainement bien accueillis (même les femmes d'après les photos, c'est dire).
Paysan
Ce serait presque une belle histoire, si ce n'était pas la millième fois qu'elle arrive. Et si elle n'était pas déjà en train de se reproduire encore, ailleurs et pourtant quasiment à l'identique.

Cette histoire, c'est celle de Parno, un riziculteur de 69 ans établi à Cokrokembang, un village de la province de Pacitan, sur la rive sud de l'île de Java. Depuis quelques saisons déjà, Parno ne peut que constater l'affaiblissement de ses cultures. Au début, il a cru pouvoir s'habituer à la baisse de rendement. Mais arrivent les temps difficiles (l'inflation mondiale, qui fait grimper le prix des graines, du stockage, des engrais, est venue se greffer sur la sécheresse de 2023 due à de malheureuses combinaisons climatiques). Sa situation financière continue de se dégrader. Elle est critique quand MongaBay, la référence australe de la presse écolo, vient lui rendre visite et constater dans quel piètre état se trouve la plantation de riz. Parno a bien essayé de cultiver à la place du soja, du maïs, "mais les résultats ont été encore pires : tout est mort sur pied", écrit le reporter. "Rien ne pousse, tout est jaune", lui explique le cultivateur.
Cette couleur jaune serait-elle due à la mine de cuivre qui s'est installée en amont quelques années plus tôt ? L'enquête complexe va nécessiter des efforts considé… Ah non, non non, non pas du tout : les preuves de la responsabilité de l'entreprise Gemilang Limpah Internusa (GLI) sont aussi nombreuses que les escrocs autour du lit de Liliane Bettencourt le jour de ses 90 ans.
"La pollution de la rivière est visible à l'œil nu", note MongaBay. "Des petits cailloux arrondis donnent à l'eau une sinistre coloration jaune orangé, et les dépôts de boue se font plus épais, à mesure que l'on remonte le courant en se rapprochant de la concession minière."
Il y a aussi le fait que les villageois —20 fermiers opérant sur un total de 25 hectares seraient affectés— ont tenté, à titre d'expérimentation, de déposer une cage pleine des poisson tilapias pour voir s'ils apprécieraient le milieu (ils n'ont pas tenu la nuit). Il y a ces fonctionnaires venus sur place opérer des prélèvements et qui ont constaté une teneur en cuivre de 45 milligrammes par litre, soit 25 fois la norme recommandée par la règlementation indonésienne. Il y aussi les aveux de la société elle-même, par le biais de son avocat, Badrul Amali.
"Le principe, c'est que nous ne nions pas que les activités de GLI aient pu causer des problèmes", explique-t-il à la publication, avant de détailler le plan d'action envisagé pour que cela ne se reproduise plus —qui comprend une idée brillante : stocker les eaux contaminées dans un réservoir dédié, plutôt que les relâcher dans la nature. La firme compte également financer une nouvelle source d'irrigation pour le village de Cokrokembang, "ce qui signifie que toutes les recommandations gouvernementales auront été appliquées par nos soins", poursuit l'avocat.
Ils auraient pu faire ça dès le début, évidemment, mais ça aurait fait moins de sousous et les sousous, c'est toujours mieux dans ma poche que dans celle du riziculteur voisin, comme le dit le proverbe. De son côté, le directeur du pôle Environnement au sein du district de Pacitan a écrit au ministère de l'Énergie, à celui de l'Environnement et aux autorités de la province locale à Java pour s'assurer que leurs directives soient bien mises en œuvre. Et le Mining Advocacy Network, une réseau associatif local, envisage des poursuites judiciaires pour s'assurer que les paysans soient remboursés à hauteur de toutes les récoltes déjà perdues, une possibilité qui était complètement passée par-dessus la tête des pollueurs, figurez-vous.
Il faut imaginer Sisyphe la tête penchée sur un livre de comptes.
Mélomane

Tous les violons ne finissent pas au synchrotron de Grenoble. Lui, si. Et lui, c'est "Il Cannone" : l'instrument favori de Niccoló Paganini, fabriqué par un luthier de Crémone en 1743.
"Considéré comme inestimable", nous dit Sciences et Avenir, "il est aujourd'hui la pièce maîtresse du musée de Gênes d'où il ne sort que rarement et sous très haute sécurité. Parmi les rares personnes autorisées à en jouer figurent les lauréats du concours international de violon Paganini, qui a lieu tous les deux ans à Gênes".
Le voici pourtant en excursion afin d'être scanné en très haute précision et en trois dimensions dans l'un des 15 synchrotrons (un type particulier d'accélérateur de particules) du monde. Le but de l'opération est de le cartographier au micron près, autant pour percer le mystère de son son que pour préparer au mieux d'éventuelles futures restaurations. Un traitement royal, pas réservé au premier do dièse venu :
"Cette technique, appelée micro-tomographie à rayons X, a été testée à l'avance sur deux autres violons par sécurité. Elle offre la possibilité de reconstruire une image 3D du violon jusqu'au niveau de la structure cellulaire du bois […] L'instrument était enfermé dans un tube de verre posé sur une machine, elle-même confinée dans une plus grande cage de verre afin que les conditions de température et d'humidité demeurent adéquates, "notre plus grosse crainte", ont confié les membres de l'équipe scientifique".
Il faudra des mois pour analyser les résultats de cette étude unique au monde et voir si elle débouche sur des découvertes acoustiques. Quant à la 57° édition du concours Paganini, elle a eu lieu en octobre dernier. Le vainqueur, Simon Zhu, un Allemand de 22 ans, a ainsi gagné le droit de se produire dans 70 salles de concert du monde entier, à commencer par la Scala de Milan.
La grande finale de la compétition a été filmée en intégralité. Elle dure près de 5 heures et est visible, si les notes c'est votre truc, ici.
Touriste
Pendant ce temps-là, ça bosse dur aussi à Métabief, une station de ski du Mont d'Or en Bourgogne-Franche-Comté située à 1 430 mètres d'altitude. Car ses opérateurs ont eu une idée de dingue. Attention, accrochez-vous, c'est fou.

Face aux températures en hausse continue et plutôt que de continuer à bombarder les pistes de fausse neige, Métabief a décidé d'anticiper et de préparer en avance son adaptation au changement climatique et à la fin de l'enneigement qu'il implique. Je sais, c'est fou. C'est vraiment des déglingos, les Bourguignons comme les Franc-Comtois. Ça fait déjà trois ans que la fermeture de la station est programmée pour 2040. Depuis, le Syndicat Mixte du Mont d'Or (SMMO) cherche ce qui pourra remplacer les skieurs et skieuses comme source de cash pour la région. "Mais les solutions ne viendront pas sur le périmètre de la station. Elles émergeront sur le territoire tout entier", explique Olivier Erard, son directeur (et responsable du pôle ingéniérie de la transition), à La Relève et la Peste qui s'est rendue sur place.
Son boulot n'est pas simple : il a décidé de faire tenir ensemble différents équilibres, tout aussi précaires les uns que les autres. L'aménagement de pistes de VTT et d'une luge 4 saisons d'un côté, et de l'autre "les zones de quiétude nécessaires à la faune qui a besoin de se reposer en hiver." Ainsi que la diversité des acteurs bien humains de la montagne : chasseurs, forestiers, entrepreneurs, agriculteurs, rappelle le magazine en ligne. Un travail de longue haleine : ateliers, tables rondes, formations… pour "aller chercher des gens que l'on a habituellement du mal à capter", poursuit Erard et réussir "à leur faire sortir les tripes et le cœur."
Une transformation pensée selon les critères de "l'économie symbiotique" élaborée par l'ingénieure agronome Isabelle Delannoy, qui voudrait voir "vivre en harmonie les humains et les écosystèmes".
Une question à régler plus rapidement que prévu. Les effets du réchauffement s'accélèrent. Mais aussi ceux des crises mondiales et de l'inflation qu'elles entraînent (le SMMO a vu sa facture énergétique grimper de 400 000 euros cette année).
L'avenir est une course de fond. Déjà lancée.
Mode

Merleau-Ponty, coach en séduction
Chacun a sa façon de passer son week-end. Michel Eltchaninoff par exemple, le rédacteur-en-chef de Philo Mag, aime "farfouiller dans les archives de Maurice Merleau-Ponty, l'un de [ses] philosophes préférés".
Pour notre plus grand bonheur, il est tombé sur une pépite, un "document étonnant" : une lettre non datée, qu'il pense écrite dans les années 1930, adressée à Jean-Paul Sartre. Le phénoménologue essaie de remonter le moral de son collègue : ce dernier lui a apparemment fait part du dépit que lui inspire son peu de succès auprès des femmes. Merleau-Ponty tente non seulement de le rassurer… Mais il lui fait aussi don d'un inestimable cadeau : ses conseils de séduction, extrêmement élégants. Extrait :
"Écoute, je te le dis tout net, tu t’y es mal pris. Tu n’es pas un Apollon, tu le dis toi-même, mais tu es captivant, énergique et drôle (même quand tu imites le canard Donald). Tu pourrais les conquérir toutes. Tu sais, d’ailleurs, que le Castor t’a préféré à moi – elle me trouvait trop gentil, paraît-il. Mais ta philosophie de la séduction est erronée. Tu es obsédé par le regard et la possession de l’autre, que tu sais pourtant impossible. Tu te places dans un face-à-face agonistique : elle te plaît, à toi de la ravir. Ou l’inverse.
[…]
J’ai une conviction toute différente en la matière, presque une vision du monde. Tu ne me croiras peut-être pas, mais lorsqu’elle devient une tactique, cette méthode marche à tous les coups. Alors ne la révèle à personne. Le rapport à autrui, qui implique aussi celui avec l’élue de ton cœur, ne se résout pas en un duo. Nous sommes toujours plus que deux, même lors d’un tête-à-tête au jardin du Luxembourg. Non pas entre nous, mais entrelacé à nous, il y a le monde. Notre corps s’y projette, l’habite comme une continuation de notre être. Nous y déployons nos intentions, nos mouvements, nos significations. Le problème, c’est que la personne dont tu cherches à te faire aimer exprime son propre être corporel au monde. Comment les rapprocher, voire les unir, sans qu’ils ne s’entrechoquent ? L’enjeu, c’est de vous ouvrir un monde commun, votre monde. Comment procéder ? Ce n’est pas très difficile. Au détour d’une rue, durant votre promenade, faites remarquer la courbe sensuelle d’une façade, l’aspect énigmatique d’une porte cochère, la lumière vacillante d’une chambre de bonne. Dessinez une topographie qui deviendra celle de vos pérégrinations. Celle-ci a déjà le parfum d’un pèlerinage futur sur le lieu de naissance de votre amour. Entrouvrez également un avenir vibrant, fait de découvertes imprévues et d’aventures."
Le reste de ce très beau texte est disponible sur le site du magazine de philo (sans abonnement, ce qui est rare chez eux, autant en profiter). On apprend également dans ce courrier que les deux compères appréciaient pour se détendre un Negroni "bien tassé". Pour réussir ce cocktail il faut du gin, du vermouth et du Campari. Autrement dit, il est à consommer avec modération… À moins, si vous voulez mon avis, de se trouver à passer la soirée en compagnie de Maurice, Jean-Paul et la bande, un soir de printemps parisien, au cœur des années 30.
Beauté

Le plein de vie de la Comtesse Noire
C'est un scoop qui a 140 ans de retard environ. Mais ça valait le coup d'attendre : non seulement "la comtesse noire", figure éponyme d'un tableau peint en 1881 par un Henri de Toulouse-Lautrec encore adolescent, a-t-elle été identifiée, mais aussi en sait-on un peu plus sur sa vie romanesque.
L'affaire s'est jouée en deux temps. En 2019, l'historien d'art Oliver Wunsch a mis un nom sur cette femme mystérieuse, au terme d'une recherche publiée dans Burlington Magazine. La "comtesse noire" immortalisée lors d'une escapade niçoise par Lautrec avait désormais un lieu de naissance, Haïti. Et un nom : Anne Justine Angèle de Peiger, née Delva de Dalmarie. Il concluait son étude par un appel aux bonnes volontés : soupçonnant que le parcours de la comtesse de Peiger ne devait pas ressembler à beaucoup d'autres, il suggérait à d'autres enquêteurs de compléter la biographie.
Un défi relevé, non sans plaisir, par The Art Newspaper, tout heureux de relayer cette semaine ses trouvailles.
Anne Delva de Dalmarie est donc née à Port-au-Prince en 1857. L'île connaît alors "instabilité et gabegie", pour reprendre le titre poétique que Wikipédia accorde à cette période. Son père, le comte Jean-Pierre Damien de Delva, est un général corrompu au service de l'empereur autoproclamé Faustin 1°, pas le dernier pour la rapine. La famille quitte précipitamment l'île vers 1860, quand un coup d'État renverse le despote et pousse à l'exil son entourage. En1873, à 16 ans, elle est mariée à Raymond de Peiger, un ingénieur civil qui disparaîtra dix ans plus tard en Équateur.
La Comtesse Noire, "une membre éminente de la société de la Riviera" comme l'écrit The Art Newspaper, a 24 ans quand elle séjourne à Nice et est immortalisée par Toulouse-Lautrec. Elle fait déjà suffisamment fantasmer pour qu'un ouvrage "salace" de l'époque, Les Belles femmes de Paris : leurs noms, adresses, qualités et défauts, sous la forme d'un répertoire et d'un guide pour les plaisirs du visiteur dans la ville gaie, lui consacre une entrée "essentiellement raciste et ne méritant pas d'être répétée", résume le magazine d'art.
La Comtesse Noire se mariera trois fois : son deuxième époux se suicide en 1895, perclus de dettes de jeux (la scène où, sous les yeux de son épouse, son corps est tiré de l'étang dans lequel il s'est jeté fera la Une de L'Illustration). Elle aura été agressée une fois par un amant jaloux, venu l'asperger d'acide dans une loge de théâtre (elle parvint à éviter les blessures) et se sera évidemment vue prêter au moins une aventure lesbienne (avec son amie Laure Heyman, artiste demi-mondaine au salon fréquenté par Proust, Jacques-Émile Blanche et le roi de Grèce, mais c'est une autre histoire).
Anne Delva de Dalmarie s'éteindra finalement en mars 1929 à Paris. À mon avis, ses derniers mots ont dû être quelque chose comme : "J'ai quand même eu une vie bien dingue. Tout ce que je demande, maintenant, c'est pas de crise économique majeure ou que l'Europe entière s'embrase". Décidément, pas de pot.
Bizarre

Le Japon poursuit sa quête des plus beaux W.C. publics du monde
Ça a été long mais cette fois, ça y est : lancé en 2020, le projet Tokyo Toilet est enfin achevé.
Né d'un partenariat entre le conseil municipal du quartier de Shibuya à Tokyo et la Nippon Foundation, une ONG d'"innovation sociale", Tokyo Toilet vise à faire honneur aux toilettes considérées, selon son site officiel, comme "symboles de la culture de l'hospitalité japonaise, réputée dans le monde entier".
Certes, la planète n'ignore déjà plus l'extrême sophistication dont peuvent faire preuve les toilettes privées japonaises. Oui mais les toilettes publiques, vous y aviez pensé, vous ? Non, hein. Tiens, je parierais que vous avez passé la semaine entière sans penser une seule fois aux toilettes publiques tokyoïtes. Ça aurait pu durer longtemps comme ça, mais, heureusement, il y a L'Édition du Week-end. Ou, plus précisément, le site de design This is Colossal, qui nous raconte :
"Le Projet Tokyo Toilet a invité 16 architectes et designers renommés, dont des marques de mode et des studios de décoration d'intérieur, à transformer 17 toilettes publiques pour en faire des installations high-tech et attrayantes. L'initiative mettait l'accent, de façon appuyée, sur l'accessibilité pour tous les âges, genres et handicaps, et exigeait de respecter les plus hauts standards en termes de maintenance".
Le site de design répertorie dans son article l'ensemble des réalisations, lesquelles se distinguent par leur diversité —puisque chaque installation devait s'inscrire dans les particularités de son environnement immédiat. On trouvera ainsi un dédale boisé dans le parc de Nabeshima Shoto, mais un écran LCD futuriste dans celui de Hiroo Higashi. Ou encore un dôme lumineux, une structure oblique d'une blancheur immaculée, des vitres colorées et d'autres trouvailles encore, plus ou moins bucoliques, toujours imaginatives et ayant pour point commun —c'est garanti— de n'inspirer absolument aucune mairie de notre pays.
Mais aussi, mais encore

En bref : les news auxquelles vous avez échappé
Pendant ce temps-là, ici, ailleurs et à côté…
"Classical", le nouveau single de Vampire Weekend, rappelle que l'histoire n'est qu'une succession de cruautés (Rolling Stone) — Le Liban s'apprête à extrader un leader de l'opposition syrienne, menacé de mort et de torture dans son pays (The New Arab) — Un nouveau dispositif hydrovoltaïque révèle un énorme potentiel énergétique inexploité dans les eaux de toute salinité (Trust my Science) — Bruxelles célèbre les cent ans du Manifeste du surréalisme par une exposition fleuve conçue avec le Centre Pompidou (Connaissance des Arts) — Vexé par les questions incisives d'un intervieweur, Elon Musk annule son émission sur X (Entrepreneur) — Le directeur du Fonds Philanthropique de George Soros démissionne pour céder la place au fiston, Alex Soros (Fortune) —Avec plus de 2 milliards de dollars distribués à 360 organisations à but non lucratif en 2023, l'ex-épouse de Jeff Bezos, MacKenzie Scott, s'impose comme l'une des plus importantes figures de la philanthropie américaine (Business Insider) — Une manifestation de soutien à l'ancien Premier Ministre du Pakistan emprisonné, Imran Khan, violemment réprimée par la police dans le Punjab (The Dawn).
Prochaine Édition du Week-end : samedi 23 mars.
Gardons les pieds sur Terre pendant que ça tourne.
Un grand merci à Marjorie Risacher pour sa relecture attentive, et ses coquillicides impitoyables.





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