L'Édition du week-end #51
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Chère lectrice, cher lecteur,
un petit mot avant de commencer : je vous présente, en fin de message, mes excuses et l’explication pour l’envoi “relativement tardif” de la newsletter ce week-end. Celle-ci est en effet partie —ou plutôt, aurait dû partir— à 15H00 ce samedi, au lieu de son horaire normal, entre 12H30 et 14H00.
Mais voici que de fidèles lecteurs m’apprennent à l’instant qu’ils n’ont rien reçu ! Car à ce retard s’est greffé manifestement un bug, d’où cet envoi encore plus tardif. en soirée 😱. Veuillez donc accepter mes doubles excuses… Et me permettre malgré tout de vous souhaiter un excellent week-end en compagnie, cette semaine, d’un festival de cinéma itinérant, de catcheurs maudits, d’une débauche de pétrole, de communistes, d’un Mario de marbre, d’Italiennes en marche, de Melrose Place et de maisons en bambou.
Très bonne lecture,
la conscience artificielle de votre téléscripteur favori.
La maison de la semaine

Le futur pousse dans le sol
Le Washington Post a réussi à éviter le jeu de mot "Elle tient le bambou" en ouverture de son article consacré à Yasmeen Lari, mais en même temps c'est un journal anglophone, c'est facile aussi.
Yasmeen Lari est une architecte pakistanaise qui affiche 40 ans de carrière et pas mal de prix au compteur. Longtemps ses réalisations, comme le centre de la finance et du commerce à Karachi, prenaient forme dans les matériaux habituels, verre, acier, béton. Jusqu'à ce qu'elle fasse la connaissance de cette herbe miracle (le bambou est bien une herbe, non une plante, apprend-on en passant) :
"C'était dans un camp qui accueillait les réfugiés du confit armé de la Vallée de Swat, au nord-ouest du pays. Les résidents luttaient pour s'approvisionner en brique et en bois afin de construire un cuisine partagée. C'est alors qu'elle a remarqué un bosquet de bambou. "J'ai dit : "On n'a qu'à utiliser ça"", se souvient Lari, qui avait déjà bouleversé ses méthodes architecturales pour se consacrer au travail humanitaire. "Je n'aurais jamais cru me servir de bambou jusqu’à ce moment-là".
Ce matériau a si bien fonctionné que, au fil de la dernière décennie, la Fondation Héritage qu'elle a créée a construit environ 85 000 habitats destinés aux familles pakistanaises déplacées, dont un grand nombre de victimes des inondations causées par la mousson dévastatrice de l'année dernière".
Un cataclysme qui, note le journal, a submergé le tiers du pays et détruit plus de 2,1 millions de foyers… Pourtant, les structures en bambou de Lari ont tenu. Pourquoi ? Parce qu'il plie mais ne rompt pas, et qu'il résiste extrêmement bien à divers types de pression. Certes, une inondation peut toujours en venir à bout. Mais en cas de menace, ces structures sont plus simples et rapides à démonter, pour les transporter et les remonter en lieu sûr, qu'une maison en dur.
Lari n'est d'ailleurs pas la seule à appeler à une "renaissance" de la construction en bambou (en Asie, il a été utilisé des siècles durant, jusqu'à ce que l'on croit trouver mieux, c'est-à-dire plus cher, plus polluant et plus moche). ""Les architectes le surnomment "l'acier naturel", nous dit Liu Kewei, ingénieur et membre de l'Organisation Internationale pour le Bambou et le Rottin [sic], qui a travaillé sur des constructions en bambou depuis la Chine jusqu'à l'Équateur. "C'est un matériau absolument merveilleux", s’enthousiasme-t-il."
Sur ce modèle, Lari veut construire un million de foyers, répartis dans tout le pays et organisés en villages d'environ 5 000 toits. Elle a conçu un design modulaire, si facile à reproduire qu'elle en a publié le mode d'emploi sur YouTube : comptez moins de 200 dollars pour édifier un abri solide, durable et même dépolluant, puisque le bambou stocke le carbone.
"Lari a conçu un design "intelligent et pourtant simple" qui permet "à celles et ceux en détresse de construire en fonction de leurs besoins propres", déclare Simon Alford, président du Royal Institute of British Architects Honors Committee, qui l'a récompensée en 2023 de la Médaille d'Or Royale d'Architecture. "C'est une pionnière en matière de bâtiments résilients"".
Chaque village est organisé autour de ressources partagées —cuisines communautaires, potagers et bassins de pisciculture, élevages de poulet et centres de production. Une organisation qui encourage les femmes à gagner en autorité et à prendre plus de décisions. C'est très important pour elle, qui a réussi à se frayer un chemin dans un paysage entièrement masculin, en devenant la première femme architecte du Pakistan.
Fille d'un officier de l'armée coloniale, elle se dit privilégiée d'avoir pu étudier en Angleterre. Elle dit de son éducation qu'elle est "bénie", même si les défis étaient nombreux. Ses collègues mâles aimaient lui rendre la vie difficile, en plaçant par exemple sur les lieux de construction des échelles conçues pour donner l’apparence d’être sur le point de s'écrouler. "Ils voulaient me tester", dit-elle.
Aujourd'hui, à l'âge de 82 ans, elle continue à tracer sa route. Tandis que d'autres se reposent sur les subventions pour reconstruire, elle préfère financer ses installations par le biais de microcrédits, qui permettent de démarrer des projets et des petites entreprises à l'intérieur même des communauté qu'elle édifie. L'idée est de parvenir à l'auto-financement et l'autonomie".
Quand je serai Président, j'adopterai cette devise : "Y a plus qu'à".
Votre horoscope tribal

Le signe de la semaine : Cinéphile
Cette semaine, j'ai reçu mon cadeau de Noël. Mon genre d'info préférée, le genre d'info pour lequel je fais ce travail. Parce que j'ai vu des choses pareilles arriver, déjà, et je me suis promis de ne plus jamais les laisser passer sans les relayer.
C'est l'histoire d'un festival de cinéma qui vient de clore sa première édition mais, pour raconter son histoire, il faut d'abord raconter celle de Kara Solar.
Kara Solar est une fondation née en 2018 en Équateur de la réunion entre la communauté Achuar et un petit groupe d'anthropologues et d'ingénieurs. Le but : apporter l'énergie solaire au territoire de cette communauté autochtone. Pour à la fois "la libérer de la dépendance à l'essence" et relier ses tribus, éparpillées entre l'Équateur et le Pérou. Pour, en fait, l’aider à retrouver le plein usage de "ses autoroutes ancestrales, les fleuves".
Ainsi, des pirogues modernes, alimentées à l'énergie solaire (cinq à ce jour), leur permettent de développer un réseau de transport qui ne perturbe ni la nature ni leur mode de vie. Trois ans plus tard, en 2021, le modèle commence à s'exporter (avec un petit coup de pouce de la pandémie de Covid, qui rend l'essence rare et chère) : "maintenant que nous savons que notre modèle est viable, nous aidons des communautés indigènes, au Brésil, au Pérou, aux îles Salomon et au Surinam à le reproduire." En 2022, une première salle communale fonctionnant elle aussi à l'énergie solaire a été inaugurée.
Cette bande de bobos a ensuite fait la connaissance de cinéphiles : Tawna est un collectif qui depuis 2017 défend la production et la diffusion de films réalisés par des indigènes d'Amazonie, sur des sujets qui les concernent. Pour reprendre leurs mots : "Nous cherchons à rendre visibles les principes de défense des territoires indigènes, à solidifier les héritages culturels de l'Amazonie, et à accompagner la jeunesse dans l'apprentissage de la communication audiovisuelle. Une "tawna" ["Pagaie", en français], c'est l'outil qui permet à un canoë d'avancer sur les cours d'eau. C'est notre symbole, car nous jouons le même rôle : connecter, unir, créer des liens entre les communautés et les territoires".
Peut-être faut-il le préciser : les tribus d'Amazonie ne vivent plus complètement à l'extérieur du monde. L'arrivée assez fracassante, dans les années 1990, du Chef Raoni (un Kayapo, lui) sur la scène internationale témoigne que les contacts et les échanges —mais aussi les combats, les invasions et les résistances— remontent à loin. Mais celles et ceux qui quittent leur village, pour apprendre, pour travailler, pour découvrir, ont souvent à cœur de faire connaître leurs façons d'être, comme les menaces qui pèsent sur elles. C'est le cas par exemple, au sein de Tawna, de Enoc Merino Santi, devenue docteure en Anthropologie sociale à l'université de Rio, Tatiana Lopez, une photographe Quechua, ou de Nixon Andy, documentariste et coordinateur de la Guardia Indegenia, "qui surveille son territoire ancestral".
Quand l'équipe de Kara Solar et ses pirogues écolos sympathise avec le collectif Tawna et ses films venus d'ailleurs (enfin, vu de là-bas, d'ici), la seule conséquence logique est la création de Kanua : le premier festival de cinéma itinérant intégralement dédié aux peuples d'Amazonie.
Concrètement, le mois dernier, l'un des bateaux à énergie solaire de Kara Solar a traversé "377 kilomètres à travers les terres indigènes, s'arrêtant dans les villages qui jalonnent le fleuve, sur les territoires Kochwa, Shiwiar et Achuar, en suivant les rivières Bonanza, Pastaza et Capahuari". À son bord, un projecteur, un écran de cinéma et 29 films issus de neuf pays d'Amérique Latine.
Des films comme Mari Hi, "une expérience onirique guidée par un chaman Yanomami". Comme Un dia de Cumbia, "voyage candide dans les souvenirs d'une femme Awajun". Ou Guanuna, l'enquête sur le meurtre d'un jeune villageois de 16 ans par 3 policiers brésiliens, depuis condamnés à 20 ans de prison.
La radio états-unienne The World s'est entretenue avec un membre de l'équipe, le soir de la dernière. La réalisatrice Elizabeth Swanson Andi Napu Kichwa ,de la communauté Santu Urku, a raconté à l'animateur :
"Il pleut. Je suis entourée de ces toits de chaume magnifiques, avec leurs motifs élaborés. Quand je les vois, je pense aux gens, aux membres de cette communauté, qui les ont fabriqués ensemble, et à leurs histoires tout aussi élaborées. Il y a un feu près de moi. C'est le dernier soir, notre dernier moment tous ensemble.
Le plus souvent, le chef de village souffle dans un cor en terre cuite pour prévenir les habitants que la projection va commencer. Les enfants se précipitent. Beaucoup de femmes, des grand-mères pour la plupart, ont préparé une boissons traditionnelle à partager. On rit beaucoup.
L'un des films qui a le mieux marché, c'est Allpamanda, ce qui veut dire "pour la terre" en Quechua. C'est sur la rébellion indigène de 1992. Beaucoup des plus âgés ont reconnu des proches dans des scènes. Ils disaient "Oh oui, je me souviens, j'y étais".
Ils parlent de celles et ceux qui sont décédés depuis, qui se sont battus, qui ont aussi accompli un travail remarquable. Beaucoup de papas et de mamans qui ont traversé, souvent pieds nus, la forêt amazonienne, la Cordillière des Andes, jusqu'à la capitale Quito, pour défendre leurs droits.
C'était très beau, de voir les enfants découvrir cette histoire".
Catcheur
Un film qui n'a pas été montré au Kanua Festival, c’est bien The Iron Claw, qui sort le 22 décembre aux États-unis et devrait arriver sur les écrans français en février prochain. C'est un film de catch un peu intello et tragique. C'est l'histoire vraie de la famille von Erich.

Réalisé par l'encore débutant Sean Durkin, The Iron Claw est produit par A24, à qui l'on doit les succès critiques et populaires MidSommar, Moonlight, Euphoria et, plus récemment, le très remarqué Everything Everywhere all at Once. Inverse a vu le film, et je crois pouvoir sans trop m'avancer qualifier sa critique d'élogieuse : "Bien que sa mise en scène ne soit pas particulièrement innovante, The Iron Claw est bouleversant. C'est un drame percutant, explosif même, grâce à ses acteurs fascinants, splendidement dirigés et qui prennent tout l'écran".
Difficile de ne pas se laisser séduire par la bande-annonce, qui laisse deviner un récit tragique, tissé dans une image extrêmement soignée et jonché de répliques bientôt cultes. Mes préférées :"Maintenant, nous savons tous que Kerry est mon fils préféré. Ensuite viennent Kevin, puis David, puis Mike. Mais l'ordre peut toujours changer" et "Je vais bien, je suis malade c'est tout".
Vous commencez à le comprendre : après les Atrides, les Skywalker et les Corleone, il est temps d'ajouter les von Erich à la liste des lignées de cinéma toxiques. Notez bien une différence, cependant : chez ces derniers, tout est vrai, hélas.
Aux États-Unis, les Von Erich sont un symbole de dynastie maudite. Le père, Jack Adkisson de son vrai nom, s'est fait connaître dans le catch des années 1950 en incarnant un Méchant (au catch, il y a des gentils et des méchants, signifiés par les costumes, les pseudonymes, les méthodes et les légendes colportées à l'envi par leurs entraîneurs). Un gros méchant, même : un nazi. D'où le pseudonyme de Fritz von Erich sous lequel il a fait carrière. Fritz restera à jamais dans l'histoire du sport pour avoir inventé la prise du "Iron Claw", "la griffe de fer", qui consiste à saisir le visage de son adversaire, main ouverte et tous doigts dehors.
Avec la plus discrète Doris Smith qu'il épousa en 1950, il a eu six enfants. Six garçons. Au Moyen-Âge, on y aurait vu une bénédiction. Pour lui, c'était la promesse d'élever six stars du catch, qui feraient briller son nom au firmament des lutteurs.
C'est alors que le Destin jeta un œil distrait à cette perspective prometteuse, et décida : "Vous, là ? Non."
À six ans, en 1959, le premier né, Jack Junior, trébuche sur un attelage de remorquage électrifié, alors qu'il se promène aux alentours de la propriété familiale. Il perd connaissance, tombe tête la première dans une flaque de neige fondue et se noie. Les cinq enfants restants feront tous carrière dans le catch, avec un succès certain pour Kevin et Kerry. Quatre d'entre eux vont mourir avant leurs 35 ans, dont deux de suicide. Seul Kevin survivra à son père et deviendra champion du monde Poids Lourd.
La tradition attribue cette danse macabre à l'incroyable pression mise sur la fratrie par un patriarche qui privilégia toute sa vie la renommée au bien-être de ses enfants. Ce qui explique le double-sens du titre : la griffe de fer est autant le nom de la prise de soumission inventée par Fritz von Erich, que l’image de l’impitoyable pression qu’il a imposée toute sa vie à sa famille.
Ne le jugeons pas trop vite, toutefois : c’est exactement comme ça que j’éduque mes Sims, et aucun ne s’est jamais plaint (à condition de couper le son).
Actionnaire

Oh la la quelle fête ! Occidental Petroleum a racheté CrownRock ! C'est merveilleux ! Entrepreneur.com en pleure de joie. Son article annonçant la fusion pourrait être résumé en un seul smiley : 🤑. Mais je vais devoir faire un peu plus long.
Occidental Petroleum, communément appelée Oxy, ce sont de vrais gentils. Cette multinationale présente aux États-Unis, en Amérique Latine et au Proche-Orient a été créée au Texas au début du XX° siècle avec une mission : ramasser du pétrole dans le sous-sol, le raffiner et le revendre. Un modèle économique robuste. Comme il faut aussi manger son pain blanc, elle s'est ensuite diversifiée dans la pétrochimie. Et voilà donc qu’elle vient de racheter CrownRock, un autre pétrolier texan, plus petit. "Cet accord à 12 milliards de dollars est un mouvement stratégique qui fait d'Oxy un acteur clé dans le futur de la production de gaz de schiste américain. C'est un moment pivot dans l'histoire de l'entreprise, qui la catapulte au sommet des acteurs du gaz et du pétrole", écrit Entrepreneur, le magazine de celles et ceux qui aiment, par-dessus tout, le pognon.
On apprend ainsi que CrownRock exerçait ses talents dans le Bassin Permien. C'est peut-être un détail pour vous, mais pour les rois du pétrole ça veut dire beaucoup. Cette zone géologique qui s'étend de l'ouest du Texas au sud du Nouveau-Mexique s'est avérée le plus grand gisement de schiste bitumineux au monde. Donc d'énergie fossile, depuis que l'on sait transformer cette roche en pétrole. Donc de gaz à effet de serre. Si vous aimez l'argent, c'est de la bombe atomique. Si vous aimez la vie, eh bien, pareil.
Entrepreneur recense :
"Cela étend significativement l'empreinte d'Oxy dans la région. Elle ajoute à ses possessions :
94 000 acres nets. Cette acquisition substantielle de terres fournit à Oxy une vaste plateforme pour de prochains forages et pour son développement, accroissant significativement ses ressources de base.
17 000 puits en développement. Un trésor de production potentielle, prêt à être intégré pour sa croissance future.
170 000 barils équivalent pétrole par jour : ce boost immédiat solidifie la position d'Oxy comme l'un des plus grands producteurs du Permien. Un indicateur clair du renforcement de son influence dans la région."
À dire vrai, j'aimerais vous citer l'intégralité de l'article, mais c’est parce que vous connaissez mon amour pervers pour la poésie libérale. C’est un véritable feu d'artifice d'enthousiasme, signé d'un rédacteur qui ne sait plus comment vous faire comprendre qu'il serait judicieux d'investir dans cette horreur. Le texte déborde d'"effets de levier", "d'agrandissement d'échelle", d'"efficacité opérationnelle" et de "compétitivité des coûts". Il y a "des atouts diversifiés", de "la mitigation des risques", "un portfolio équilibré" et, bien entendu, "une vision ambitieuse". D'ailleurs sa PDGère, Vicki Hollub, la première femme nommée, en 2015, à un tel poste aux États-Unis, fait aussi dans le lyrisme : "C'est pour nous l'opportunité de changer d'échelle dans le Bassin du Midland et de nous positionner en créateurs de valeur pour nos actionnaires."
Le site reprend :
"Cette déclaration indique que cette acquisition n'est pas seulement un accaparement de terre. Elle peut aussi être comprise comme un calcul pour solidifier la domination d'Oxy dans le Bassin Permien. En sécurisant l'accès à de vastes ressources, et à des opportunités de production à bas-coût et à fort retour sur investissement, Oxy lance les bases d'un avenir profitable et durable".
Durable pour la compagnie, pas pour l’humanité, mais je pressens qu’on en reparlera.
Communiste
Faut-il parler avec les communistes ? C'est une question à jamais insoluble, du moins pour les anarchistes (et, depuis Fabien Roussel, pour les végétariens). Ainsi que, voisinage étonnant, pour le gouvernement des Philippines.

Il faut dire qu'aux Philippines, la guérilla communiste commence à lasser : menée par la Nouvelle Armée Populaire, qui figure sur la liste des organisations terroristes des USA, du Canada et de l'Union Européenne, elle est présente dans tout le pays depuis… 1969. Au fil des décennies, le conflit est émaillé d'attentas, de morts mais aussi de cessez-le-feu et de tentatives de négociation.
Les derniers pourparlers de paix furent brisés unilatéralement en 2019 par le populiste Rodrigo Duterte, Président du pays de 2016 à 2022, actuellement sous le coup d'une enquête de la Cour Pénale Internationale pour sa gestion musclée du trafic de drogue. Sa politique consistait en effet à donner carte blanche aux forces de l'ordre pour abattre tout suspect sans jugement.
La Constitution des Philippines impose un mandat unique à son Président. Duterte ne pouvait donc pas se succéder à lui-même. À sa place, les électeurs ont opté pour un attelage assez baroque : à la tête du pays, Ferdinand Marcos Junior (fils du couple de dictateurs), qui s'était présenté en opposition au successeur désigné de Duterte. Au poste de vice-présidente et ministre de l'Éducation, Sara Duterte, l'ancienne mairesse de la ville de Davao… et surtout la fille de l'ex-président, que Bongbong (c'est le surnom local du fils Marcos) avait convaincue de figurer sur son ticket comme co-listière.
Le problème, c'est que Marcos a décidé de reprendre les négociations avec les communistes de la Nouvelle Armée Populaire (via sa branche politique), en vue d'aboutir enfin à un accord de paix. Il est soutenu en cela par une assemblée divisée, mais unie dans l'idée que mettre un terme à cinq décennies de guérilla, ça se discute. Or pour la fille Duterte, toute négociation avec le mouvement si impitoyablement traqué par son père s'apparente à "un pacte avec le diable."
Pour l'instant, les discussions et le cessez-le-feu ont toujours cours, par l'intermédiaire du pays médiateur —la Norvège parce que, vous savez, pourquoi pas ?
Mais plus elles durent, plus elles accroissent les fractures au sein du gouvernement, décrypte The Diplomat. Celui-ci essaie de résumer tant bien que mal les péripéties de l'"UniTeam", du nom de la coalition réunissant Duterte fille et Marcos Junior. Petit extrait, car je sais que comme moi, vous aimez les coups tordus.
(Accrochez-vous, c'est un peu comme Le Seigneur des Anneaux : le but de cette littérature n'est pas de tout comprendre, mais de se laisser envahir par l'ambiance, les sensations, le climat).
"L'une des principales causes de division, c'est l'utilisation présumée, par Sara Duterte, des fonds secrets de la vice-présidence, en principe réservés à la sécurité nationale, pour financer ses activités de ministre de l'Éducation. En septembre dernier, les législateurs, du moins ceux ayant rejoint le camp Marcos, ont donc voté pour la priver de ces ressources.
Selon les partisans de Duterte, ce n'était qu'une tentative pour la discréditer en amont de la présidentielle de 2028, dans une opération dirigée par Martin Romualdez, président de l'Assemblée et cousin germain de Marcos. Duterte Père s'est d'ailleurs offusqué de ce vote, et a publié plusieurs déclarations publiques qui ont sapé la confiance et l'unité du groupe parlementaire.
Ce qui a conduit le même groupe, début novembre, à exclure deux députés connus pour leur soutien aux Duterte, à savoir l'ancienne présidente de l'Assemblée Gloria Macapagal Arroyo et l'élu de la ville de Davao Isidro Unga, parce qu'ils avaient refusé de signer une résolution réitérant la confiance dans "la dignité, l'intégrité et l'indépendance" de la Chambre et de son président Romualdez.
L'unité a été un peu plus compromise ensuite, en raison de l'enquête de la Cour Pénale Internationale sur la guerre contre la drogue menée par l'ancien Président. Duterte avait en effet en réaction retiré son pays de la CPI en 2019, mais Marcos a déclaré la semaine dernière que son gouvernement étudiait les possibilités de la réintégrer.
La gravité des divisions, et de la défiance exprimée par la vice-présidente quant aux négociations en cours avec la guérilla communiste, ne sont pas encore complètement claires. Mais, après moins de 18 mois d'exercice du gouvernement Marcos, ses chances de durer jusqu'au terme de ses six ans de mandat s'effilochent chaque mois."
On se croirait dans Astérix, quand les Gaulois se lancent dans une bagarre générale, sous les yeux de légionnaires romains dépités, réduits à remarquer “Euh… Et nous ? Vous y pensez, à nous ?”
Mode
La Vénus de Mario

Le jeu vidéo a mis des décennies à s'imposer comme la forme d'art qu'il est. Certains restent traumatisés de ces années de lutte, comme le Français Harold Sangouard, un artiste pluridisciplinaire qui a adopté le pseudonyme un peu plus exportable de Harow.
Son dernier projet vise à insérer les jeux vidéos dans les écrins qu'ils méritent, en sculptant à la main, dans du marbre de Calacatta, des bornes d’arcade à l’ancienne, dans les deux sens du terme. Plusieurs exemples sont visibles sur le site. Tous les classiques de l'épopée vidéoludique sont représentés, de Street Fighter à Alien en passant par Doom, Sonic ou, comme ici, Mario.
Chaque pièce, unique, doit être commandée un peu avance. Il faut un an pour la fabriquer. Ce qui laisse un peu de temps pour économiser : à 100 000 euros pièce, ça pourrait s'avérer nécessaire.
Beauté

Un film inconnu qui ne l’est plus
En silence, inaperçu, un film italien en noir et blanc a marché, semaine après semaine, vers les sommets du box-office. Il s'appelle Il reste encore demain : c'est le premier long-métrage d'une réalisatrice prolifique de télévision, également actrice de 50 ans, Paola Cortellesi.
Sorti fin octobre (prévu pour la mi-mai en France), il vient de rejoindre la liste des 10 plus grands succès du cinéma italien, avec plus de 4 millions d'entrées sur le territoire, dépassant Barbie et Oppenheimer.
Dans l'Italie réactionnaire de Georgia Meloni, il n'est peut-être pas innocent qu'il s'agisse d'un film profondément féministe : dans la veine néo-réaliste, Il reste encore demain suit le combat d'une mère de famille cherchant par tous les moyens, dans l'Italie d'après-guerre, à échapper à l'emprise de son mari violent. Un rappel utile de ce que pouvait être la tant regrettée "vie d'avant", quand les femmes n'avaient guère le droit à la parole, et certainement pas celui à l'indépendance.
Le succès d'Il reste encore demain, où Coretellesi joue également le premier rôle, agite d'autant plus la péninsule que la lutte contre les violences conjugales bat son plein. Le meurtre récent de Giulia Cecheetin, une étudiante de 22 ans, par son petit ami au terme d'un passage à tabac "d'une violence et d'une férocité inouïe", selon la juge d'instruction qui a pu visionner les images de surveillance du parking où s'est déroulée la scène, a généré chagrin et colère, mais aussi défilés et protestations. Libération rapportait alors :
"La minute de silence décrétée mardi dans les établissements scolaires par Giorgia Meloni en hommage à Giulia Cecchettin s’est, elle, transformée en une protestation bruyante. Un mouvement impulsé par la sœur de la victime, Elena. Dans une lettre ouverte publiée lundi dans le Corriere della Sera, elle demande à ce que “pour Giulia on ne fasse pas une minute de silence, mais qu’on brûle tout”. “Il minuto di rumore”, cette minute de bruit, s’est répandue comme une traînée de poudre, des écoles aux facs et à la Chambre des députés. Les images diffusées sur les réseaux sociaux attestent de la colère de la société et en particulier de celle de la jeunesse italienne. De multiples manifestations se sont organisées cette semaine dans différentes villes du pays. Dans sa tribune, Elena Cecchettin refuse la qualification de “monstre” pour désigner [l’assassin] Filippo Turetta : “Les monstres ne sont pas malades, ce sont des enfants sains du patriarcat, de la culture du viol."
Depuis les années 1950 contées dans le film, les choses ont changé. Elles peuvent encore avancer. Même les conservateurs pourraient admettre que ce n'est pas en toutes choses un mal. Celles et ceux, du moins, qui ne haïssent pas les femmes.
Bizarre

Melrose Place, série d’art contemporain
Tout part à veau-l'eau, les jeux sont faits, rien ne va plus et comme si ça ne suffisait pas, voilà que Melrose Place s'impose comme une œuvre d'art contemporaine radicale, peut-être plus étrange que le Twin Peaks de David Lynch.
Les coupables ont un nom : le comité GALA. La méthode est subversive, au sens propre. Et l'histoire de ce projet expérimental "caché à la vue de tous et réalisé en secret" nous est racontée cette semaine par la version américaine de Slate.
Melrose Place, si ça ne vous dit rien, est un soap-opera américain des années 1990, un immense succès populaire et international, bien bonbon, bien riche en drames et en retournements de situation. Sept saisons durant, il nous conta les pérégrinations sentimentales des résidents du 4616 Melrose Place à West Hollywood. On ne peut pas faire plus maintstream. (On peut faire plus gnagnan, mais il faut être français —hello Hélène et les Garçons).
Quel rapport avec l'art contemporain ? Slate explique :
"Si vous regardez la série, vous commencerez à remarquer des accessoires et des décors franchement bizarres. Une piscine en forme de spermatozoïde sur le point de féconder un ovule. Un trophée de golf avec des testicules. Des meubles en forme d'espèces animales en voie de disparition.
Tous ces objets, et plus d'une centaine d'autres, ont été conçus et fabriqués par un collectif artistique, le comité GALA. Trois ans durant, tandis que les habitants de la résidence immobilière de Melrose Place s'aimaient et se trahissaient, GALA a placé, comme en contrebande, des œuvres d'art gauchistes et subversives, tout en expérimentant sur les relations entre l'art, l'artiste et le public […] À l'exception d'un très petit nombre d'initiés, personne, pas même Aaron Spelling, le légendaire producteur exécutif de la série, n'était au courant. L'opération, baptisée In the Name of the Place, a duré jusqu'en 1997. Ou peut-être, puisque les épisodes sont désormais disponibles à la demande, n'a-t-elle toujours pas de fin."
C'est le fruit d'un projet mûrement réfléchi et mené à terme avec une expertise qui n'est pas sans rappeler celle nécessaire à un cambriolage, "comme voler une œuvre d'art, mais dans l'autre sens", note le journaliste et écrivain Isaac Butler.
Tout vient de Mel Chin, enseignant tant au California Institute of the Arts qu'à l'université de Georgie, qui avait u peu trop le temps de réfléchir durant les longues heures d'avion qui séparent les deux États.
L'idée grandit dans sa tête, il embringue quelques étudiants dans l'affaire, repère le nom de la cheffe décoratrice dans le générique, la contacte, elle l'ignore, il insiste, elle est intriguée : "J'étais très à gauche, j'étais une activiste, et Melrose Place était à l'opposé de mes convictions". Elle accepte donc d'intégrer les œuvres d'art produites par Chin et sa bande dans les décors du show.
En guise de contexte, Slate a le mérite de rappeler —c'est très important— que dans les années 1990, il n'y a pas d'Internet. Les activistes, conscients des problèmes écologiques et sociaux qui commençaient tout juste à bouillir dans la cocotte néolibérale, cherchent alors par tous les moyens à attirer l'attention du grand public, tandis que les médias les ignorent, s'en désintéressent, voire les caricaturent. C'est l'heure du mouvement appelé "le culture jamming", le "piratage culturel". Seuls le sabotage et l'infiltration peuvent, non sans désespoir, mais toujours avec force, tenter de percer le voile qui cache aux populations inconscientes les horreurs à venir… ou les élans qui permettraient d'y faire face.
Cela dit, le projet In the Name of the Place aime aussi gratouiller là où ça fait mal. J'aime particulièrement un exemple, celui que j'ai choisi comme photo d'illustration de cette notule.
On le trouve dans un épisode où le sort s'acharne Alison : celle-ci a couché avec Jake. Mais ils se séparent rapidement. Or, elle est enceinte. C'est terrible. Que peut faire une femme enceinte, maintenant que le père et elle sont séparés ? Dans le récit, une fausse couche bien pratique pour le scénario.
"Cet arc fut diffusé au milieu des années 1990, quand l'avortement n'était pas vraiment une option pour les personnages des séries télé. Si le sujet était abordé, la chaîne risquait de s'attirer les foudres de la droite religieuse et d'associations extrêmement bien organisées, qui n'hésitaient pas à appeler au boycott, ce qui pouvait retirer aux diffuseurs d'importantes recettes publicitaires. Mais si vous regardez l'épisode où Alison a sa fausse couche, vous remarquerez que la possibilité de l'avortement est constamment présente. Elle est simplement visuelle, au lieu d'être discutée. Le personnage passe en effet presque tout l'épisode enveloppée dans un plaid dont le motif est la structure chimique de la RU 486, la première pilule à permettre l'avortement médicamenteux".
Le message est certainement passé inaperçu pour 99,99 % (au moins) des spectateurs. Mais j’aime à croire qu’inconsciemment, épisode après épisode, les pistes des activistes ont marqué, ici ou là. Se sont formalisées dans quelques cerveaux. À défaut de changer le monde, l’altermondialisme aura peut-être préparé les esprits au monde d’après. Il ne faut jamais cesser d’espérer.
Mais aussi, mais encore

En bref : les news auxquelles vous avez échappé
Pendant ce temps-là, ici, ailleurs et à côté…
Les juges indonésiens refusent aux Papous une demande d'interdiction d'un projet visant à raser 280 000 hectares de forêt primaire pour les remplacer par des plantations d'huile de palme (MongaBay) — Un ex-parlementaire kosovar, membre de la guérilla antiSerbe durant la guerre de 1989-90, arrêté et transféré à la CPI de La Haye (Balkan Insight) — Un projet de régulation de l'Internet menace la vie privée des Britanniques, mais aussi de rendre le pays plus vulnérable aux cyberattaques (Open Democracy) — Le succès mondial du jeu vidéo Baldur's Gate 3 confirmé : collectivement, les joueurs ont déjà passé 3 millions de jours simplement dans l'écran de création de personnage (Business Insider) — Un projet de pipeline de 8 000 kilomètres de long, imaginé par la mairie de Salt Lake City pour sauver le lac de la ville, en apportant directement l'eau de l'océan jusqu'à la capitale de l'Utah, s'avère une mauvaise idée, qui pourrait coûter 300 millions de dollars et générer un million de tonnes de CO2 chaque année (Smithsonian Magazine) — Avec SOS, la chanteuse américaine SZA termine première de la traditionnelle liste des 100 meilleurs albums de l'année du magazine Rolling Stone (Rolling Stone) — Un mélange de carapace de crabe et d'algues pourrait remplacer les films plastique à base de pétrole (Futurity).
Et pas de Fil PostAp cette semaine ?
Non, pas de Fil PostAp cette semaine… Je m’en excuse, comme je m’excuse de l’envoi relativement tardif de la newsletter cette semaine et la précédente.
Comme dit la semaine dernière, il est impératif de faire évoluer la structure éditrice de L’Édition du Week-end pour l’adapter à ce nouveau modèle économique, après avoir définitivement renoncé à mes contributions extérieures pour me consacrer à plein-temps au développement de ce projet qui me tient tant à cœur.
Cette évolution juridique et administrative doit impérativement être menée à bien avant la clôture de mes comptes annuels au 31 décembre. Vous imaginez facilement, je suppose, que cela me grignote une quantité non négligeable de temps !
J’en viens à bout mais, malgré tout, il m’a bien fallu arbitrer, enfin non, disons-le, trancher quelque peu dans mon emploi du temps des dernières semaines.
D’ailleurs, il y a de grandes chances que dès janvier prochain, je transfère les infos relayées dans le Fil tout simplement sur les réseaux sociaux du site. Encore faut-il également rebâtir ces derniers… Mais j’ai quelques idées.
Une affaire à suivre, probablement sur Blue Sky et Threads… Mais j’aurai l’occasion de vous en reparler !
Prochaine newsletter : samedi 23 décembre.
Gardons les pieds sur Terre pendant que ça tourne.
Merci encore de votre confiance.
Un grand merci à Marjorie Risacher pour sa relecture attentive, et ses coquillicides impitoyables.





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